ENQUÊTE
G. Savard* J-J. Baranès** C. Nabet*** F. Lorentz**** C. Boissel*****
Quels sont les effets de la formation du personnel soignant sur la santé orale d’une population âgée résidant en établissement d’hébergement de personnes âgées dépendantes (EHPAD) ? Une vaste étude pilote (1), qui a l’originalité d’avoir été menée conjointement par des chirurgiens-dentistes libéraux et hospitalo-universitaires et un réseau d’EHPAD du Val-d’Oise, donne des résultats prometteurs.
L’importance à accorder à la santé orale des aînés et particulièrement à la population vieillissante dépendante fait consensus dans la profession et dans les études internationales menées sur le sujet. Les liens entre état de santé général et santé orale ne sont plus à démontrer. Mais comment améliorer la santé orale au quotidien, en particulier dans les EHPAD ? La formation des soignants est-elle une bonne solution ? Des études montrent l’intérêt de cette démarche. Leur faiblesse est cependant d’utiliser des critères hétérogènes et de ne pas se fonder sur des principes pédagogiques éprouvés. Elles donnent des résultats variables sur la santé orale et les connaissances des soignants, souvent non rémanents au-delà de 6 mois à 1 an.
Une étude pilote, menée en partenariat avec de nombreux acteurs – chirurgiens-dentistes universitaires, coordinateurs de réseau, chefs d’établissement, gériatres, psychologues, ergothérapeutes, psychomotriciennes, infirmières, responsables de la caisse primaire d’Assurance maladie (CPAM) du Val-d’Oise et conseil de l’Ordre du Val-d’Oise –, auprès de quelque 300 personnes résidant dans 14 EHPAD du Val-d’Oise appartenant à un réseau de 66 EHPAD, a confirmé tout l’apport bénéfique d’une formation du personnel soignant sur la santé orale des résidents. Des relevés épidémiologiques et des interventions évaluées ont montré que la formation permet d’améliorer l’hygiène orale des résidents et que les effets cliniques sont positifs.
Six mois après la formation des soignants, on observe :
• un amoindrissement de la plaque dentaire, du tartre et du nombre de caries (indice C du CAO) ;
• une situation moins sévère, notamment au niveau parodontal ;
• enfin, des prothèses qui nécessitent moins de soins, sont mieux adaptées et plus propres, grâce à une meilleure hygiène.
Au bout de 12 mois, l’effet bénéfique s’estompe mais on constate tout de même un frein sur la carie et une meilleure hygiène des prothèses. Les auteurs n’ont pas souhaité chiffrer ces grandes tendances car ils estiment que la taille des échantillons est trop faible.
Des actions de formation semblent donc prometteuses pour la santé orale. Mais les auteurs de l’étude attirent l’attention sur plusieurs aspects importants à mettre en place. D’abord, une telle démarche requiert une formation de qualité sur un plan pédagogique et sur un plan odontologique. « Ces deux compétences sont distinctes et ne s’improvisent pas. » Par ailleurs, une approche coordonnée entre les acteurs (soignants, médecins, chirurgiens-dentistes, réseaux de soins…) est nécessaire compte tenu de l’importance des besoins et de l’urgence du terrain. Dans ce programme financé sur 3 ans (2011-2013) par le groupe de retraite Réunica, un groupe de 3 personnes chargées de soutenir le projet doit être mis en place au sein de chacun des 66 EHPAD du réseau du Val-d’Oise. Il sera composé de :
• un soignant relais en santé bucco-dentaire qui aura une mission de référent pour les problématiques bucco-dentaires au sein de l’établissement (en lien avec les chirurgiens-dentistes), de relais de formation (c’est-à-dire d’acteur de la sensibilisation et de l’information des soignants dans les établissements) et de coordination avec le chirurgien-dentiste. Pour cette mission, il bénéficiera d’une formation spécifique de 8 jours ;
• un médecin coordinateur des EHPAD formé sur les thématiques clés pour effectuer un bilan d’entrée et d’évaluation, la coordination du suivi avec le chirurgien-dentiste et la validation du travail des coordinateurs relais. Ce médecin est aussi la personne ressource pour soutenir l’action du coordinateur relais dans l’EHPAD ;
• un chirurgien-dentiste volontaire pour s’intégrer à cette démarche de dépistage, de prévention et/ou de soin sur les thématiques du vieillissement et de la gériatrie. Seul manque aujourd’hui le chirurgien-dentiste coordinateur qui va être le professionnel qualifié, à l’instar du médecin coordinateur, pour jouer le rôle central et pérenne dans ce dispositif pour la santé orale.
Le programme en cours, qui est suivi par l’Agence régionale de santé (ARS), est ambitieux. Son avancement pas à pas, la satisfaction de l’ensemble des acteurs et les progrès constatés sur le terrain ne font que renforcer la détermination à prendre en charge la santé orale de nos aînés et à leur apporter confort et respect pendant les dernières années de leur vie, estiment les auteurs. Sur le terrain, le rôle de soignant relais est reconnu et la thématique bucco-dentaire n’est plus un tabou. Transversalité, pluridisciplinarité, intérêt général et échelon départemental, tels sont les atouts de cette action menée au contact direct des résidents.
(1) Cette étude-action a été menée par Guillaume Savard, chirurgien-dentiste libéral, ancien AHU, responsable de formation, Joseph-John Baranès, chirurgien-dentiste libéral, attaché d’enseignement au DU OCV (Paris Descartes), responsable de formation et copilote du projet, Cathy Nabet, PU-PH, Faculté de chirurgie-dentaire (Toulouse), Françoise Lorentz, coordinatrice du Réseau REGIES 95, et Christian Boissel, directeur du même réseau et directeur d’EHPAD, copilote du projet.
Joseph-John Baranès, attaché d’enseignement DU odontologie, clinique et vieillissement, chirurgien-dentiste libéral, responsable de formation et pilote du projet, travaille sur la question de la santé bucco-dentaire des personnes âgées depuis 1994.
Quel est l’apport principal de cette étude ?
Celui d’avoir enfin fourni les preuves de l’impact de la formation du personnel soignant aux soins intéressant la santé orale. L’originalité de ce projet est que l’on a d’abord validé scientifiquement la démarche avant d’agir, et non l’inverse ! Nous avons ensuite réfléchi à la façon de faire redescendre les soins en EHPAD et d’amener rapidement du confort oral aux résidents. Nous en avons conclu que les rôles de veille sanitaire, prévention et hygiène devaient être portés par les soignants eux-mêmes et qu’il fallait donc les former durablement.
Qui sont les formateurs ?
Guillaume Savard, chirurgien-dentiste libéral, Nicole Jacquin Mourain, médecin gériatre, et moi pour les aspects odontologiques et médicaux, aidés de Cyril Crozet, maître de conférences en sciences de l’éducation, pour le volet pédagogique. Dans un second temps, j’ai prévu de former d’autres formateurs. J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement d’actions de sensibilisation mais bien de formation.
Comment donner envie aux praticiens d’aller en EHPAD ?
La CPAM du Val-d’Oise nous a aidés à repérer les chirurgiens-dentistes volontaires dans le département, et ils sont nombreux. Il faut d’abord leur préparer le terrain en leur offrant des séances de sensibilisation, en concertation avec le conseil de l’Ordre. Les chirurgiens-dentistes donneront de leur temps si leur accès aux EHPAD est facilité et si leur travail est valorisé.
Votre programme de formation est-il généralisable ?
Le modèle actuel a trois atouts. Il est à la fois accessible, organisé et financé. On peut être relativement confiant sur son extension ultérieure à l’Île-de-France, voire à d’autres régions. Mais il a encore besoin d’être travaillé.
Quels prolongements attendez-vous de ces actions ?
Nos actions paraissent prometteuses. Deux grands groupes européens de maisons de retraite sont très intéressés par notre étude. Nous trouverons des financements quand les formations seront normalisées et labellisées.
Christian Boissel, directeur d’EHPAD et pilote du projet, préside le Réseau gérontologique interétablissements du Val-d’Oise.
Comment avez-vous procédé ?
Notre objectif était de trouver des solutions et d’améliorer les pratiques professionnelles sachant que les EHPAD ne disposent pas de chirurgiens-dentistes attachés. L’étude-action a validé quelle était la meilleure façon de former les soignants et, à partir de là, un modèle de formation a été bâti.
Où en est la mise en place du programme de formation ?
Le premier volet du modèle a pour but de former des coordinateurs relais en santé bucco-dentaire (ASD*, AMP* ou IDE*), le deuxième forme les médecins coordinateurs (en une journée) et le troisième crée un réseau de chirurgiens-dentistes volontaires.
Le plan triennal est déjà lancé puisque 12 EHPAD parmi les 66 que compte le réseau ont déjà été formés au 1er trimestre 2011, suivis par 12 autres aux 2e et 3e trimestres. À raison de 24 établissements par an, la totalité des EHPAD adhérant au réseau seront donc dotés du trépied chargé de soutenir le projet.
Quels sont les principaux enseignements que vous tirez de ces actions ?
Lorsqu’ils s’organisent, des professionnels d’univers différents peuvent trouver ensemble des solutions très adaptées au terrain, sans attendre que la manne tombe du ciel, l’objectif poursuivi étant d’agir le mieux possible avec les ressources disponibles.
Pour le Val-d’Oise, grâce au groupe Réunica, nous sommes assurés d’un financement qui permet de pérenniser nos actions pour 3 ans. Je ne sais pas si des financements ultérieurs seront facilement obtenus pour d’autres départements ou régions, mais je suis optimiste quant au fait que cette question de la santé bucco-dentaire soit considérée comme une véritable problématique de santé publique.
* ASD : aide-soignante diplômée ; AMP : aide médico-psychologique ; IDE : infirmière diplômée d’État.
Quatorze EHPAD du réseau « Régies 95 » ont été répartis aléatoirement en un groupe d’intervention recevant la formation des soignants et un groupe témoin. Trois cent trente-trois résidents âgés de 65 ans et plus ont été examinés au début de l’évaluation pour les bilans initiaux (soit 40 % de tous les résidents de chaque établissement), 304 au bout de 6 mois et 297 au bout de 1 an.
Le modèle de l’évaluation de l’étude pilote est fondé sur trois dimensions : bioclinique, psycho-économico-sociale et cognitivo-comportementale. Les formations ont été dispensées pendant 2 mois par 2 chirurgiens-dentistes formés en pédagogie et en odontologie du vieillissement. Les bilans ont été réalisés par des examinateurs standardisés sur une période de 1 mois et demi à chaque phase. Le calcul de la puissance statistique a posteriori a montré que la taille des échantillons était encore un peu faible. Ainsi, seules des tendances sont présentées dans cette étude.
Patricia Charrière, infirmière coordinatrice dans un EHPAD du Val-d’Oise, a suivi 8 journées de formation réparties en plusieurs sessions entre les mois de mars et d’octobre 2011.
Comment se sont déroulées les formations ?
Nous étions 11 participantes, avec des fonctions d’aides-soignantes, d’infirmières ou d’aides médico-psychologiques. Outre les aspects théoriques liés aux différentes pathologies bucco-dentaires, nous avons été formées aux questions pratiques et, notamment, au nettoyage des prothèses et au brossage des dents. Le but était de nous préparer à transmettre ensuite ces connaissances à d’autres soignants de nos établissements.
Cette formation vous a-t-elle conduite à modifier vos pratiques ?
J’étais déjà sensibilisée à la question de la santé bucco-dentaire et donc volontaire et très motivée. Cela dit, ces 8 jours ont remis en question mes habitudes et ma façon de travailler. J’ai par exemple appris qu’il ne fallait pas laisser les prothèses dentaires tremper toute la nuit car cela favorise le développement microbien. J’ose aussi davantage insister sur la nécessité du brossage auprès des résidents. Il y a moins de tabous qu’avant vis-à-vis de la bouche. Dans mon établissement, j’ai mis en place une fiche de suivi individuel dans laquelle figure la photocopie de la prothèse du résident, ce qui limite les pertes, et toutes les informations qui sont utiles au chirurgien-dentiste lors de la consultation.
Y a-t-il encore des freins ?
Pas dans mon établissement. J’ai commencé à former les autres infirmières et les aides-soignantes. La prise de conscience des conséquences que pouvait avoir une mauvaise santé orale sur l’alimentation et l’état de santé général des personnes âgées est maintenant réelle. J’observe des progrès en matière d’hygiène. En revanche, les soignantes formées comme moi au rôle de coordinatrice relais doivent pouvoir trouver le temps de former leurs homologues. Or dans d’autres établissements, elles se heurtent presque toutes à un manque de personnel et donc de disponibilité. Dans tous les cas, je pense que l’adhésion du directeur d’établissement est indispensable. ?
PROPOS RECUEILLIS PAR CATHERINE BIGOT