Clinic n° 02 du 01/02/2012

 

ENQUÊTE

Thierry Pennable  

Initialement utilisés par les informaticiens, les réseaux sociaux ont aujourd’hui investi toutes les générations et tous les secteurs d’activité grâce à leur simplicité. Toutefois, leur mode de fonctionnement suscite peu d’intérêt pour des échanges professionnels.

Le succès de Facebook, Twitter, ou encore de Viadeo ou LinkedIn destinés aux professionnels de l’entreprise (surtout demandeurs d’emploi et recruteurs) relève d’un paradoxe. Les visiteurs qui y révèlent des détails de leur vie sont inquiets que des organismes non autorisés (entreprises, États ou autres) puissent récupérer ces données personnelles dans un but commercial ou de fichage. Une autre crainte tient à un usage frauduleux des inscriptions sur les réseaux sociaux qui amène parfois à des cas de violation de la vie privée et d’usurpation d’identité.

Si aujourd’hui l’expression « réseau social » renvoie à la notion de réseau social virtuel, ces réseaux ne sont qu’une réplique d’un fonctionnement communautaire qui a toujours existé. Dès 1954, le réseau social « réel » est défini par des contacts et des liaisons entre les contacts (John A. Barnes, sociologue). De la même manière, les différents niveaux de relations ont toujours été distingués : famille, amis proches, relations professionnelles, etc. Avec la différence que sur Internet, la complexité des réseaux peut faire confondre contacts et liaisons.

Plus spécifiquement, les échanges entre professionnels de santé doivent obéir à des règles propres. Au-delà de leur propre intimité, ceux-ci doivent respecter, entre autres, le secret médical. C’est à partir d’un manquement à cette réserve que l’Ordre national des chirurgiens-dentistes (ONCD) a proposé aux étudiants de plancher sur le développement de l’Internet et des réseaux sociaux lors du concours de déontologie organisé en 2010. La question portait sur les règles que les chirurgiens-dentistes doivent respecter pour ne pas enfreindre le Code de déontologie. Linda Fezzani, aujourd’hui chirurgien-dentiste à Châtillon (92), relève trois types d’atteintes possibles au Code de déontologie. « Avec les réseaux sociaux, on a l’impression de parler entre copains, mais on peut enfreindre le secret médical avec des propos ou des photos concernant les patients. Il peut aussi y avoir atteinte aux règles de bonne confraternité, en dénigrant les pratiques d’un collègue, ou à l’interdiction de la publicité. »

Relation privée, communication publique

La confusion entre privé et public dans les échanges sur les réseaux sociaux est la principale source de contentieux, judiciaire ou pas, pour les utilisateurs. Nombre de salariés se sont vus sanctionnés pour leurs propos péjoratifs envers leurs collègues, leur hiérarchie ou leurs clients. À l’instar de 13 employés de la compagnie aérienne Virgin Atlantic renvoyés pour avoir critiqué de manière insultante les passagers sur des réseaux. C’est pourtant pour distinguer ses relations privées et personnelles que Sébastien Jacques (Cagnes-sur-Mer, 06), chirurgien-dentiste libéral et attaché d’enseignement à l’université de Nice Sophia-Antipolis, a créé une page professionnelle sur Facebook, réseau le plus souvent cité par les personnes interrogées. « Je ne voulais plus refuser les invitations de mes patients ou de mes étudiants qui m’invitaient à devenir leur “ami” sur ma page privée. Avec ma page “professionnelle”, je peux aujourd’hui les accepter sans que ça touche à ma vie privée » explique le praticien. Pour ne pas être relancés par leurs patients à partir de leur nom sur la Toile, d’autres choisissent de s’inscrire sous un pseudonyme.

Un usage anecdotique

« Il existe une réelle tendance à un usage confraternel et professionnel de Facebook. Son principal intérêt repose sur la possibilité pour vous de poser vos questions à votre groupe ou même à l’ensemble des membres du site » annonce sur son site Internet un fournisseur de sites pour cabinets dentaires. Pourtant, dans un cadre professionnel, la tenue d’une page Facebook est jugée anecdotique par les chirurgiens-dentistes interrogés. « Même si elle ne présente qu’un intérêt modéré, je maintiens la page Facebook qui fonctionne seule et n’est pas contraignante » convient Bernard Broustine (Vichy, 03). En fait, la présence des praticiens sur les réseaux sociaux ne crée pas de dynamique interprofessionnelle et ne suscite pas d’échanges. Pour Romain Rissoan, consultant-formateur en informatique et technologie, il est important de définir l’approche qu’on veut donner à cet outil. « Chaque média a sa propre identité et son avantage marketing. Il faut déterminer un objectif, comme pour tout moyen de communication. » La question d’une stratégie de communication doit se poser en amont pour déboucher sur la constitution d’une identité qui va engendrer une dynamique.

Un contenu tout aussi anecdotique

Les informations scientifiques et professionnelles sont plutôt réservées aux sites Internet. « On ne raconte pas un traitement laser ou un traitement implantaire sur Facebook. Je préfère me concentrer sur le site Internet » estime Bernard Broustine. C’est aussi la position de Davy Soubeste, webmaster de l’Association dentaire française (ADF), laquelle est présente sur Facebook et Twitter depuis le 28 mars 2011. « Certaines informations sont communes aux deux supports [site Internet et réseau social], comme la communication sur de nouvelles formations par exemple. Sur les réseaux sociaux, on privilégie les liens vers des articles de presse, des photos d’événements ou des informations complémentaires au contenu du site. » Spécialiste de ces questions, Romain Rissoan relève deux facteurs limitant la communication sur les réseaux sociaux. « Au-delà de 140 caractères, les gens ont du mal à lire un message. Ou bien ils vont le lire sans se manifester et le message ne génère aucune réponse. » L’autre facteur est le manque d’illustration. Les propos accompagnés d’une image suscitent plus d’intérêt que les autres. Sur sa page Facebook, Sébastien Jacques met en ligne des informations anecdotiques qu’il juge intéressantes, en rapport avec le soin dentaire. Dans une approche conviviale, la technique de blanchiment avec de la poudre à base de musc et de gingembre et les obturations avec des excréments de chauve-souris pratiquées en Chine médiévale y côtoient Le blues du dentiste interprété par Henri Salvador et Bénabar ou un sketch réalisé par les étudiants en dentaire de Nice.

Envisager un réseau spécialisé

Pour sortir des potins, la solution pourrait passer par des réseaux réservés aux professionnels de la spécialité. « Sur un réseau spécialisé “chirurgien-dentiste”, les utilisateurs pourraient s’exprimer plus facilement. Ils seraient dans leur univers et les relations seraient plus faciles » suggère Romain Rissoan. Une situation que connaît Léa Leroy, installée à Saint-Genis-Pouilly (01). Lorsqu’elle a été invitée à rejoindre le groupe des chirurgiens-dentistes de la fac de Lyon, elle a eu « l’impression de partager des avis entre confrères ». Même si elle garde toujours un doute quant à la totale confidentialité des échanges. « Sur un réseau grand public, le professionnel est en représentation permanente devant un auditoire, sans pour autant qu’on lui ait posé une question » ajoute Romain Rissoan. Pour l’Ordre national des chirurgiens-dentistes, le concept d’un réseau spécialisé poserait d’emblée la question de son gestionnaire. Par qui serait-il géré ? Avec quels intérêts ?

Génération 2.0

Une idée commune pour les annonceurs est que les réseaux sociaux permettent de diversifier la cible en touchant des personnes plus jeunes. Pourtant, l’affirmation que la génération des jeux vidéo et de l’Internet a commencé à utiliser les réseaux entre camarades de fac et entretiendrait ce mode de communication une fois installée professionnellement doit être modérée. Linda, Léa, Marcelin et Anthony, tous installés aujourd’hui, étaient encore étudiants en 2010. Ils ne portent pas tous le même regard sur les réseaux. Linda Fezzani s’est retirée de Facebook, embarrassée par le manque d’intimité du réseau. Léa Leroy utilise Facebook pour communiquer facilement avec ses amis et, quelquefois, pour des questions professionnelles à ses amis et confrères par le biais des messages privés. Marcelin Nebenhaus ne l’utilise que pour ses relations amicales, même si certains de ses amis étaient étudiants en dentaire avec lui. Anthony Lavigna, quant à lui, reconnaît ne pas être intéressé.

Une page de communication

« La frontière est très ténue entre l’information et la publicité sur Internet » constate Gilbert Bouteille, vice-président de l’Ordre national des chirurgiens-dentistes. La publicité pour soi-même, pour une firme ou pour une seule méthode médicale peut porter atteinte à l’intérêt général et nuire à l’indépendance d’un professionnel. Elle est interdite, comme l’utilisation d’un titre protégé. Dans d’autres cas, c’est la revendication d’une spécialité non reconnue qui est visée. « L’implantologie n’est pas une spécialité. Parler de l’implantologie, c’est de l’information. S’autoproclamer implantologiste n’est pas acceptable » rappelle le vice-président de l’ordre national des chirurgiens-dentistes. Les chirurgiens-dentistes qui ont opté pour un site Internet, comme ceux qui ont une page Facebook, défendent une volonté d’information. « L’intérêt d’une page Facebook est de montrer ce qu’on peut faire avec les nouvelles technologies à une population pas toujours bien informée. On essaie de vulgariser le monde mystérieux des soins dentaires en cassant une image négative très ancienne » soutient Marie Chrétien-Franceschini (Paris, 75). Pour d’autres, le réseau social est un moyen de capter une population présente sur le Web pour l’orienter vers le site Internet du cabinet. Une méthode largement utilisée dans d’autres secteurs d’activité et qui n’apporte pas les résultats escomptés. Sauf si le professionnel s’appuie sur un concept marketing qui fait la différence.

Une réglementation délicate

À l’heure actuelle, l’Ordre national des chirurgiens-dentistes est surtout préoccupé par les 300 à 400 lettres qui concernent les sites Internet des cabinets dentaires depuis 2 ans. Il a pourtant été interpellé par le cas inouï d’un praticien qui filmait ses patients et les exposait sur le « mur » (ouvert à tous) de sa page Facebook ! Le conseil départemental concerné y a mis fin immédiatement. À l’heure actuelle, s’il n’existe pas de règle déontologique spécifique aux réseaux sociaux et à l’exercice de l’activité dentaire, les utilisateurs peuvent toujours se référer à la Charte ordinale applicable aux sites Internet professionnels des chirurgiens-dentistes(1).

Un fléchissement de l’audience

Une étude du cabinet d’analyse américain Gartner, menée auprès de 6 300 personnes âgées de 13 à 74 ans, entre décembre 2010 et janvier 2011(2), montre que l’usage des réseaux sociaux aurait tendance à ralentir auprès d’une certaine classe d’utilisateurs.

Près d’un quart des personnes sondées (24 %) déclarent utiliser beaucoup moins ou un peu moins leur réseau habituel aujourd’hui qu’au moment de leur inscription. Qu’il s’agisse d’un phénomène de maturité ou de lassitude, l’excitation de la nouveauté a fait long feu. Toutefois, 37 % des utilisateurs parmi les plus jeunes déclarent utiliser plus fréquemment leur site préféré. Un des arguments avancés par ceux qui fréquentent moins les réseaux est la problématique liée au respect de la vie privée pour 33 % des utilisateurs les plus âgés et 22 % des adolescents. Les pionniers qu’on appelle aussi les « adopteurs précoces » commencent à se lasser de messages jugés pas assez pertinents et se tournent vers d’autres outils moins grand public. Facebook et autres ont tout intérêt à innover pour continuer à séduire des internautes.

(1) À consulter sur le site de l’Ordre national des chirurgiens-dentistes, www.ordre-chirurgiens-dentistes.fr.

(2) « Enquête utilisateurs : tendances des consommateurs de média sociaux », Gartner (entreprise américaine de conseil et de recherche dans les techniques avancées).

Et 1, et 2, et 4.0

1993 : naissance du système « world wide web » ou Web 1.0 qui permet de consulter les pages mises en ligne sur des sites Internet.

2004 : le Web 2.0 permet aux internautes d’échanger entre eux à travers des plateformes distinctes de l’espace privé du bureau d’un ordinateur. Ce système interactif ouvre l’ère des réseaux sociaux. Les utilisateurs se manifestent et apportent idées, textes, photos ou vidéos.

2008 : le Web 3.0 fait d’Internet un média accessible en temps réel, à l’exemple de la recherche Google qui s’adapte au lieu où se trouve l’internaute.

Aujourd’hui, le Web 4.0 instaure la communication entre tous les sites Internet. Un compte sur Facebook vous permet de vous connecter sur un autre réseau (Twitter…).

Bibliographie

Rissoan R. Les réseaux sociaux, Facebook, Twitter, LinkedIn, Viadeo, Google +. Comprendre et maîtriser ces nouveaux outils de communication. Saint-Herblain : Éditions ENI, 2011.

CRÉER UNE IDENTITÉ

Romain Rissoan est consultant-formateur en informatique et technologie. Il a créé OPCADIA un organisme de formation et de conseil.

Alors qu’une personnalité publique se construit une identité autour de ses qualités, de sa manière d’être ou de ce qu’elle transmet, l’individu lambda n’est pas formé pour se créer une identité commerciale sur un réseau social. De fait, la seule possibilité pour s’exprimer est de relater des faits et des pensées personnels ou professionnels en vue de mettre en avant une certaine identité. Les utilisateurs s’exposent, ce qui peut leur jouer des tours. Pour les chirurgiens-dentistes, on peut imaginer un professionnel qui se présente comme « un chirurgien-dentiste qui lutte contre la douleur ». Il prend alors une identité avec un concept qui s’y rattache.