Hans-Georg Gadamer est l’un des plus éminents philosophes allemands du XXe siècle, siècle qu’il a traversé puisque, né en 1900, il a vécu 102 ans. Spécialiste de l’herméneutique, il a publié un ensemble de conférences sur la santé en 1993. On le trouve en français sous le titre Philosophie de la santé chez Grasset-Mollat dans la collection La Grande Raison.
L’ouvrage contient un chapitre sur l’art médical. S’il porte le titre d’« Apologie de l’art médical », le texte n’en reste pas moins une réflexion critique sur l’exercice de la médecine. Dans une précédente chronique1, nous avons cité Canguilhem : « La médecine […] nous apparaît encore comme une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences, plutôt que comme une science proprement dite. » C’est à cette question que s’intéresse Gadamer.
D’après l’auteur, l’exercice de la médecine se distingue de l’artisanat en ce que son savoir relève du général. Il connaît les raisons du succès, comprend les effets et recompose le rapport de cause à effet. De plus, contrairement à l’art-artisanat, le médecin ne se rattache pas à un produit, une œuvre artificielle qui suivrait un processus de fabrication ; au contraire, il s’efface derrière. L’art médical n’est pas un simple savoir-faire, une techne. Il vise à rétablir la santé, à chercher la nature par excellence. Il tente de se conformer à cette dernière. Pourtant, « car le médecin est aussi peu en mesure de prouver son art à lui-même qu’il ne peut en donner la preuve aux autres », la question de l’attribution de la guérison reste ouverte. Pour Gadamer, et c’est une très belle vision, c’est justement cette mise en doute et l’enjeu vital qui forment le prestige médical.
Gadamer étudie aussi en quoi l’art médical se distingue de la science et n’en est pas une simple application. Dans les sciences contemporaines, le savoir est un « pouvoir-faire », c’est-à-dire qu’il ne se limite pas à lui-même mais isole les causes, offre la possibilité d’agir et de contrôler les phénomènes. Cependant, pour l’auteur, la science écarte la nature, suit un schéma de construction planifié, mécaniste, réductionniste, là où l’art médical cherche un équilibre, une expérience de la vie. L’action médicale vise à se supprimer elle-même, à se rendre inutile en « captant » un équilibre vacillant. Ce n’est le cas ni des sciences ni des arts-artisanats.
Suivant Gadamer, la médecine est une théorie et une pratique. Mais elle n’est pas l’application d’une science. C’est une forme bien particulière de science pratique. Elle l’est dans un sens qui n’existe plus aujourd’hui. Et puisque « le propre de la médecine n’en reste pas moins qu’il n’est jamais question de la maîtrise parfaite d’un savoir-faire qu’une œuvre réussie viendrait immédiatement prouver », l’auteur souligne la « prudence » qui doit caractériser l’exercice. Cette restriction de pouvoir s’accompagne d’un « besoin de confiance » car le médecin est dans un entre-deux difficile. De plus, il y a l’impératif du soin pas seulement si la guérison est possible.
En ces temps où l’on veut nous faire croire que les thérapeutiques peuvent tout, en ces temps de notre totipotence et d’un public qui attend un peu tout de la médecine, je crois que les mots de Gadamer résonneront aux oreilles de tous les praticiens : de la prudence, de l’humilité dans nos traitements, un respect de la nature, une forme de respect de l’expérience de la vie et la reconnaissance du statut très particulier de notre activité.
1. Savard G. L’art dentaire est-il une science ? Clinic décembre 2009 ; 30, p. 8.