RÉPONSE D’EXPERT
Maître de conférences des Universités
Faculté d’odontologie de Toulouse
Odontologiste à l’Institut Claudius-Regaud de Toulouse (Centre de lutte contre le cancer)
L’odontologiste joue un rôle capital dans la gestion thérapeutique et préventive du patient ayant subi une radiothérapie, tout au long de sa vie. Dans cette première partie, notre expert fait le point sur la pathologie cancéreuse et les conséquences de la radiothérapie au niveau de la cavité buccale. La seconde partie, consacrée aux thérapeutiques, nous dira comment faire face à ces situations délicates où l’intervention de l’odontologiste est déterminante, notamment sur le plan de l’action préventive face aux conséquences de la radiothérapie.
Il s’agit pour l’essentiel des carcinomes épidermoïdes des voies aérodigestives supérieures, mais aussi des lymphomes hodgkiniens ou non, des cancers des glandes salivaires, toute dissémination ganglionnaire cervicale d’une quelconque tumeur primitive…, la radiothérapie constituant le traitement initial ou intervenant après un traitement chirurgical. Le chirurgien-dentiste devra intervenir chaque fois que l’irradiation intéresse la cavité buccale ou/et les glandes salivaires.
Il faut différencier, d’une part, la curiethérapie interstitielle qui consiste à implanter dans ou au contact de la tumeur du matériel radioactif (par exemple des fils d’iridium) qui irradie un volume tissulaire limité et, d’autre part, la radiothérapie externe qui utilise des faisceaux de rayonnements ionisants constitués de photons, d’électrons ou de protons. Grâce au développement de l’informatique, de l’imagerie et des équipements, la radiothérapie externe a fait des progrès importants avec l’apparition de la radiothérapie conformationnelle (RC) qui utilise des isodoses qui sont au plus proche de la forme de la tumeur. Deux techniques de RC sont utilisées : celle en 3D (RC-3D) et celle en modulation d’intensité (RCMI) qui, en modulant l’intensité du rayonnement, améliore encore la conformation des doses dans le volume tumoral. Avec ces nouveaux appareils, plusieurs faisceaux d’irradiation sont préétablis ; ils délivrent sur la cible tumorale une dose cumulée qui permet de gagner en efficacité alors que les tissus sains environnants sont moins irradiés, ce qui améliore la tolérance et réduit les complications.
Suivant leur délai d’apparition par rapport à l’irradiation, les effets secondaires de la radiothérapie sont précoces (mucite, troubles du goût) ou tardifs, voire séquellaires (xérostomie, caries dentaires, ostéoradionécrose…).
La mucite apparaît dès les premiers 25 à 30 Gy et touche avec une plus grande acuité les muqueuses non kératinisées. Son intensité est variable, allant d’une simple inflammation des muqueuses à des ulcérations profondes, nécrotiques, très douloureuses, qui rendent l’alimentation per os impossible (fig. 1 et 2). Sa sévérité est directement liée à la dose de rayonnement délivrée et aggravée par une chimiothérapie concomitante. En l’absence de soins locaux, elle se complique volontiers par surinfection bactérienne, mycosique, plus rarement virale (herpès).
Cette mucite disparaît lentement en 2 à 3 semaines en moyenne après l’arrêt du traitement. Mais il peut persister pendant quelques mois un œdème des joues, de la langue ou du plancher qui favorise l’apparition d’ulcérations secondaires de la muqueuse par appui contre les dents et retarde la mise en place des prothèses dentaires.
Dans les cas d’irradiation à forte dose (radiothérapie externe et curiethérapie interstitielle), la muqueuse garde un aspect atrophique, fragile et télangiectasique, parfois incompatible avec le port des prothèses dentaires amovibles.
La xérostomie consécutive à l’hyposialie est une séquelle majeure de l’irradiation de la sphère ORL et témoigne de la grande sensibilité des glandes salivaires aux radiations.
L’intensité et la chronicité de l’hyposialie varient selon :
• le volume glandulaire irradié, en particulier celui des parotides qui assurent de 60 à 65 % de la production de salive ;
• la dose d’irradiation reçue par les glandes salivaires. Jusqu’à 50 Gy, l’hyposialie est modérée et la gêne fonctionnelle mineure. Au-delà, le déficit salivaire est sévère et définitif.
La xérostomie s’exprime, dans les atteintes modérées, par une salive visqueuse, filante, adhérente aux surfaces dentaires, traduisant ainsi la perte de la composante séreuse (fig. 3). Dans les cas sévères, la cavité buccale est totalement sèche et la stimulation salivaire reste infructueuse (fig. 4).
Elle s’accompagne de troubles fonctionnels plus ou moins importants : gêne à l’alimentation qui doit être plus ou moins liquide, brûlures buccales, gêne à l’élocution, port des prothèses inconfortable, perturbation du sommeil.
Le déficit salivaire est la source de complications buccales liées en particulier à la perte du pouvoir tampon et à l’abaissement du pH buccal : mycoses bucco-pharyngées ou langue villeuse plus ou moins noire dont le feutrage créé est propice à une colonisation secondaire par les Candida, aux caries dentaires et aux parodontites.
Les caries dentaires, contrairement aux autres complications, ne sont pas le résultat de l’effet direct de l’irradiation sur la dent mais la conséquence de l’hyposialie. Elles s’observent donc sur toutes les surfaces dentaires mises au contact du milieu buccal perturbé, que les dents aient été ou non dans le volume d’irradiation. Elles sont induites par la suppression de l’autonettoyage des dents assuré par le flux salivaire, l’acidité buccale ainsi que le déséquilibre de la flore au profit d’une flore acidogène et cariogène. Ces complications dentaires sont très particulières du fait de la rapidité de leur survenue et de leur évolution, de leur caractère diffus et de leurs localisation et aspect (collets, bords incisifs et pointes cuspidiennes, coloration ébène) (fig. 5). Dans les xérostomies sévères, les caries surviennent entre 3 et 4 mois après la fin du traitement pour conduire, en moins de 1 an, au délabrement complet de la denture.
L’ostéoradionécrose est la complication majeure consécutive à un effet direct des rayonnements sur le tissu osseux, qu’il s’agisse d’une radiothérapie transcutanée ou d’une curiethérapie interstitielle réalisée à proximité de l’os. Sa survenue est dose dépendante, avec un risque accru lorsque la dose d’irradiation est supérieure à 55 Gy. Elle peut apparaître précocement, pendant la période du traitement, mais le plus souvent, c’est dans les suites plus ou moins lointaines de l’irradiation (de quelques mois à plusieurs années) qu’elle survient. Elle touche surtout la mandibule dans ses secteurs dentés postérieurs, elle est beaucoup plus rare au maxillaire.
L’irradiation de l’os est responsable d’une hypocellularité et d’une hypovascularité qui ne permettent plus le remodelage et la cicatrisation de l’os. L’infection qui s’y développe à l’occasion d’une avulsion dentaire pendant ou après l’irradiation, d’une blessure prothétique ou d’une parodontopathie évolue vers la nécrose (fig. 6).
Il faut également citer comme autres effets secondaires :
• le trismus consécutif à l’irradiation des muscles masticateurs. Plus ou moins serré et s’accompagnant de spasmes musculaires douloureux, il peut se transformer en constriction définitive et irréductible des maxillaires. Il constitue une gêne à l’alimentation et à la réalisation des soins bucco-dentaires ;.
• les troubles de la croissance chez l’enfant avec des séquelles esthétiques et fonctionnelles plus ou moins importantes.
• Maire F, Borowski B, Collangettes D, Farsi F, Guichard M, Gourmet R et al.
Standards, options et recommandations (SOR) for good practices in dentistry for head and neck cancer patients. Bull Cancer 1999 ; 86 : 640-665.
• Les dossiers de l’ADF. Le chirurgien-dentiste face au cancer. Du diagnostic précoce du cancer buccal à la prise en charge du patient cancéreux. Paris, Association dentaire française, 2008.