Clinic n° 06 du 01/06/2011

 

ENQUÊTE

Anne-Chantal de Divonne*   Marie Luginsland**  

Comment fonctionne le système de soins dentaires chez nos voisins ? L’herbe est-elle plus verte ailleurs ? À l’heure où l’on s’interroge sur l’avenir de notre système de soins, Clinic lance un tour d’Europe des conditions d’exercice. Ce mois-ci, l’Allemagne et la Belgique sont passées au crible.

Belgique

Un conventionnement à la carte

• Se conventionner, se conventionner partiellement, ne pas se conventionner…, les chirurgiens-dentistes belges ont le choix. Et quel que soit leur statut, les patients sont pris en charge de la même façon.

« Ce système favorise la qualité », estime un responsable syndical.

Philippe Tichoux exerce hors convention dans son cabinet dentaire libéral de la banlieue de Bruxelles. C’est un « choix philosophique » : « Je refuse d’être lié à l’INAMI* car je ne suis pas en accord avec sa politique pour la médecine dentaire. Ma pratique est axée sur la globalité des soins. Je ne m’intéresse pas qu’aux dents de mes patients mais aussi à leur alimentation, au tabac… à leur qualité de vie, ce qui n’est pas encore actuellement dans la politique de l’INAMI. De plus, l’aide attribuée aux chirurgiens-dentistes qui adhèrent à la convention n’est pas suffisante pour compenser le supplément d’honoraires nécessaire pour effectuer des soins avec la qualité que je souhaite pour mes patients. C’est le cas par exemple pour réaliser une pulpectomie dans les règles de l’art. Enfin, une part importante de ma pratique est réalisée en dehors des actes pris en compte par la convention. » Les honoraires de Philippe Tichoux sont donc libres. Cependant, il veille à ce que son cabinet reste facilement accessible aux jeunes. Jusqu’à 18 ans, les frais dentaires sont entièrement pris en charge par l’INAMI. Ce praticien demande seulement une quote-part s’élevant à 2 euros par consultation.

Trois possibilités

33 % des chirurgiens-dentistes belges ont choisi, comme Philippe Tichoux, de ne pas adhérer au dernier accord conventionnel signé le 8 décembre 2010. Ils renoncent de ce fait à une prime annuelle nette d’impôt de 2 200 euros qui alimente directement la caisse de retraite complémentaire des praticiens conventionnés ou leur contrat d’assurance qui garantit un revenu minimum en cas de maladie ou d’accident. En revanche, les patients ne sont pas pénalisés. Que le chirurgien-dentiste soit ou non conventionné, la prise en charge par l’organisme de sécurité sociale est la même. Les patients d’un prati­cien qui n’est pas conventionné doivent simplement acquitter un éventuel supplément d’honoraires.

Pierre Vermeire a, de son côté, choisi le « convention­nement partiel » pour son activité libérale. « Les tarifs de la convention sont corrects », explique cet autre praticien bruxellois. « Toutefois, dans certains cas, mon traite­ment peut être plus performant si je sors du champ conventionnel. Je l’explique à mon patient et le préviens que mon traitement va nécessiter un dépassement. Généralement, il accepte. Le conventionnement partiel me donne cette liberté. » Pour bénéficier de cette souplesse, Pierre Vermeire doit effectuer un minimum de 32 heures ou trois quarts de son activité en tant que praticien conventionné. Et les horaires dans chaque cas (conventionné et non conventionné) doivent être déclarés à l’INAMI et affichés dans sa salle d’attente. Cette variante du conventionnement est aussi un moyen pour d’autres praticiens de mieux organiser l’activité de leur cabinet. Ils peuvent par exemple pratiquer hors convention dans les périodes les plus chargées de leur agenda pour que les rendez-vous soient mieux répartis sur toute la journée ou la semaine.

« Une saine émulation »

Cette palette de possibilités proposée – conventionnement, conventionnement partiel, non-conventionnement – est défendue par le gouvernement et les syndicats. Elle « donne une liberté au dentiste tout en ne pénalisant pas le patient », explique Stefaan Hanson, porte-parole du Verbond de Vlaamse Tandartsen (VVT), le syndicat flamand des chirurgiens-dentistes. L’avantage du système est aussi de « favoriser une concurrence saine entre praticiens conventionnés et non conventionnés qui permet d’éviter une médecine à deux vitesses », continue Stefaan Hanson. Démonstration : « Celui qui est conventionné est incité à pratiquer une dentisterie de qualité, sinon les patients accepteront de payer plus cher pour aller chez un praticien non conventionné. Et celui qui n’est pas conventionné doit proposer des soins de meilleure qualité que celui qui est conventionné pour que le patient trouve un réel intérêt à se rendre chez lui. »

Depuis plus de 20 ans, Stefaan Hanson négocie les accords conventionnels aux côtés de deux syndicats wallons, la Chambre syndicale dentaire (CSD) et la Société de médecine dentaire (SMD). La première fois en 1988, il n’y avait plus de convention depuis 6 ans. En l’absence d’accord, les honoraires étaient restés libres. Par chance, le gouvernement n’avait pas eu recours à une disposition de loi (article 51) qui lui donne le droit de les fixer autoritairement ! En revanche, le niveau des remboursements était resté bloqué. Et cette situation avait fini par peser sur les patients et la profession. Car dans le système belge, et c’est une autre de ses particularités, les honoraires comme les remboursements sont revalorisés chaque année en fonction de l’évolution du coût de la vie… Comme le sont les salaires.

L’accord négocié entre les représentants de la profession, l’organisme de sécurité sociale, les caisses et les financeurs, les représentants des travailleurs et du patronat est un «  engagement social fort », explique Michel Devriese, président de la SMD. Le processus conventionnel démarre par l’élaboration de « fiches de besoins », sorte de « catalogue de bonnes intentions ». Il y est question d’honoraires mais aussi d’orientation de la politique de santé. L’ensemble est débattu. « Cette dernière décennie, l’accent a été mis sur les soins aux enfants et sur la prévention. » Aujourd’hui, les soins pour les jeunes de moins de 18 ans sont devenus « gratuits ». Depuis 3 ans, le panier conventionnel prend en compte certains actes de parodontologie. Il intègre aussi la prise en compte de l’utilisation croissante des composites : « Un code de nomenclature de collage a été introduit pour l’utilisation de techniques adhésives, valorisée à 10 euros. Cette mesure était importante, car on sait aujourd’hui que 70 % des obturations sont réalisées avec des techniques adhésives », remarque Michel Devriese.

Il reste cependant encore des pans entiers d’actes non couverts par la sécurité sociale. C’est le cas des extractions entre 18 et 55 ans ou des prothèses amovibles pour les personnes âgées de moins de 50 ans.

Michel Devriese est aussi un ardent défenseur du système « pour sa grande souplesse et parce qu’il permet de bien répondre aux besoins de tous les patients ». Des garde-fous leur garantissent de trouver des praticiens conventionnés répartis dans toute la Belgique. L’accord conventionnel n’est en effet applicable que si y adhèrent au minimum 60 % des chirurgiens-dentistes au niveau national et la moitié des praticiens dans chaque « arrondissement » (nos départements). En février dernier, 70 % de la profession ont adhéré à la convention signée le 8 décembre 2010 pour les années 2011 et 2012. Les variations régionales sont assez importantes car les provinces de Brabant Wallon et d’Anvers étaient celles dans lesquelles les taux de refus étaient les plus élevés (respectivement 48 et 46 %). Le type d’exercice est aussi un facteur important d’adhésion ou non. Les praticiens généralistes se conventionnent massivement, tandis que les spécialistes y trouvent moins leur intérêt. Ainsi, 85 % des orthodontistes ne sont pas conventionnés car ils jugent les honoraires de l’accord très insuffisants, de même que les praticiens qui exercent des spécialités non reconnues (l’endodontie…).

Le système belge semble bien installé depuis près de 60 ans. « La remise en cause de notre système de sécurité sociale est pourtant en permanence à l’agenda d’économistes distingués », prévenait récemment Michel Devriese dans un éditorial du journal de la SMD. Des évolutions sont déjà en cours. Philippe Tichoux est confronté à des patients qui lui rapportent que « la mutuelle » (organisme qui joue le rôle de la Sécurité sociale en France) juge ses honoraires trop élevés. En Belgique, ces mutuelles organisent le remboursement des soins mais se positionnent aussi comme prestataires de soins et comme assureurs complémentaires. Et ce praticien non conventionné mais attaché à la souplesse du système se demande si la profession ne sera pas amenée, à l’avenir, « à modi­fier sa pratique libérale pour entrer dans une filière ou un réseau ». Une évolution qui rappelle à bien des égards des pratiques observées dans l’Hexagone.

Allemagne

Une profession très encadrée

• Budgétisations et barèmes de rémunération caducs pénalisent aujourd’hui une profession qui a pourtant fait ses preuves depuis la Réunification.

Il arrive parfois qu’à la fin du trimestre, Matthias Klamm, chirurgien-dentiste dans les environs de Spire dans le Palatinat, travaille pour rien. « J’essaie de convaincre mes patients de revenir au début du trimestre suivant, mais que voulez-vous, en cas d’urgence je ne vais pas les renvoyer chez eux ! Ils ne comprendraient pas. Et je tiens à ma clientèle. » Mieux encore, il arrive même parfois que Matthias Klamm rembourse, à la fin du trimestre, entre 5 000 et 13 000 euros à la KZV (Kassenzahnärzliche Vereininung), la caisse de la fédération des chirurgiens-dentistes de sa région, un organe chargé de collecter les honoraires auprès des caisses et, surtout, de négocier le montant du point (environ 80 centimes), base de la rémunération par le régime général !

Pris en étau

La frustration que ce chirurgien-dentiste employant 6 personnes au sein de son cabinet vit à chaque fin de trimestre n’a rien d’exceptionnel. Elle résulte d’une politique fondée, d’un côté, sur une budgétisation globale des soins dentaires et, d’un autre côté, sur une budgétisation de ces mêmes soins, mais cette fois cabinet par cabinet, établie selon le profil de la clientèle (localisation géographique, morbidité et structure démographique). Une sorte d’étau donc, composé de deux paramètres avec lesquels les chirurgiens-dentistes allemands doivent composer au quotidien. Mais si la budgétisation du cabinet peut être interrogée en temps réel sur ordinateur, permettant au praticien de juger s’il est encore « dans les clous » ou s’il devra reverser une partie de ses hono­raires perçus, appelée encore « régression », il n’en est rien pour la budgétisation globale. Véritable frein à l’explosion des coûts de santé, ce contingentement des soins dentaires est autrement plus complexe. Il a été défini par chacune des quelque 200 caisses du régime général en 1997 et, depuis, ne s’en est plus écarté. « Le problème est qu’à l’époque chaque caisse a défini son budget selon la structure de ses assurés qui, depuis, ont vieilli et dont la morbidité s’est forcément modifiée au cours des années. Surtout, ces budgets n’anticipaient pas sur l’évolution technique et médicale », explique le Dr Reiner Kern, porte-parole de la KZBV, la fédération nationale des KZV. Il précise que la seule augmentation concédée jusqu’à présent est l’indexation de ce budget à la progression des salaires.

Disparités géographiques

C’est ce qui explique qu’un chirurgien-dentiste soit obligé de soigner gratuitement un patient dont la caisse a épuisé son budget en fin de trimestre. «  Cela varie d’une caisse à l’autre mais aussi d’un Land à l’autre. Ainsi, l’affilié d’une même caisse ne sera pas, par exemple, dans les mêmes conditions s’il habite sur la rive gauche ou la rive droite du Rhin ! », précise Matthias Klamm, faisant allusion à ses clients du Bade-Wurtemberg tout proche. Dans l’absolu, comme ses 55 000 autres confrères, Matthias Klamm doit s’attendre à composer avec l’un des quelque 32 000 budgets en vigueur en Allemagne (soit 200 caisses représentées dans 16 Länder) ! À noter qu’il n’existe pas de péréquation entre les caisses. Ainsi, une caisse excédentaire à la fin du trimestre ne peut subvenir aux dépenses de soins des affiliés d’une caisse déficitaire. Selon ce système, les chirurgiens-dentistes allemands ont fourni en 2008 pour 148 millions d’euros de prestations « gratuites » à 1,7 million de patients. S’il y avait eu une péréquation entre les caisses, ce manque à gagner aurait été réduit à 34 millions d’euros.

La budgétisation, entrave à l’exercice libéral de la profession, est jugée inacceptable par celle-ci, qui en réclame l’abolition. «  Les chirurgiens-dentistes sont aujourd’hui les seuls professionnels de santé à être encore soumis à la budgétisation, alors qu’elle a été supprimée pour les médecins de ville et le secteur hospitalier », souligne le Dr Dietmar Oesterreich, vice-président de l’ordre national des dentistes.

Le privé à la rescousse

Une situation considérée comme d’autant plus injuste que la part des soins dentaires dans les dépenses de santé de l’assurance maladie du régime général (90 % de la population y est affiliée) ne représente plus aujourd’hui que 6,99 % des dépenses de santé contre 8,90 % en 1999, les dépenses en soins dentaires remboursés ayant diminué de 27 % depuis 1981. Ce n’est évidemment pas la seule bonne santé des dentures allemandes qui en est la cause. Mais une politique de déremboursement systématique opérée depuis les années 1990. Résultat : aujourd’hui, hormis les 10 % d’Allemands affiliés au « régime privé », c’est-à-dire adhérents au premier euro à une compagnie d’assurance santé, de plus en plus d’assurés du régime général ont recours à une assurance complémentaire. Un phénomène inconnu jusque dans les années 1980 où l’État providence – le régime général – pourvoyait à l’ensemble des soins courants, sans aucun ticket modé­rateur. Pour ces soins « hors catalogue » du régime général, les chirurgiens-dentistes doivent se reporter à une autre tarification. Sans qu’il y ait pour autant lieu de s’en réjouir. Car la GOZ (Gebührenordnung für Zahn­ärtze), le barème de rémunération des compagnies d’assurance, n’est pas moins anachronique que la BEMA, son homologue du régime général. La GOZ a été établie en… 1988 et depuis n’a pas bougé d’un pouce. Tout au plus permet-elle aux praticiens de facturer aux affiliés des compagnies d’assurance santé en moyenne 2,3 fois plus que pour les soins du régime général. Au-delà d’un facteur de 2,5, ils doivent motiver leurs exigences d’honoraires avec des arguments médicaux.

Aujourd’hui, la GOZ est enfin en cours de révision. Le législateur propose une augmentation de 6 % des honoraires. Trop peu au goût des chirurgiens-dentistes. « Depuis l’entrée en vigueur de la GOZ, nos coûts de fonctionnement ont augmenté de 50 à 60 % ! », objecte le Dr Oesterreich.

Qualité et prévention

Le sentiment d’injustice est d’autant plus grand dans la profession que les chirurgiens-dentistes allemands ont fourni un travail considérable au cours des 20 dernières années. Alors qu’aux lendemains de la Réunification, l’Allemagne était la lanterne rouge européenne pour les caries des enfants de 12 ans (4,1 caries par enfant à l’Ouest, et 3,3 à l’Est), elle arrive aujourd’hui en pôle position avec 0,7 carie par enfant (1,2 en France).

Ce score est le résultat d’un travail de prévention en profondeur. Depuis cette époque, tout Allemand est doté d’un carnet qu’il doit faire viser par son praticien tous les 2 ans minimum lors d’une visite de contrôle. Son assiduité lui donnera droit, au bout de 5 ans, à une prise en charge supplémentaire de 20 % pour les implants, 30 % même au bout de 10 ans.

Curieusement, les chirurgiens-dentistes allemands sont aujourd’hui pénalisés pour leur succès. Alors que les affections bucco-dentaires ont considérablement reculé pour les moins de 40 ans, apparaît une épidémie de parodontite. La lutte contre ce nouveau fléau constituera le prochain chantier de la profession. Une profession qui a cependant beaucoup de mal à faire entendre aux politiques la nécessité de modifier la prise en charge des soins dentaires, jusqu’alors exclusivement ambulatoire.

Face au vieillissement galopant de la population allemande, les chirurgiens-dentistes sont de plus en plus confrontés à des interventions à domicile ou en maison de retraite. Des actes dont le volume est estimé à 500 millions d’euros par an et qui, aujourd’hui, ne sont pas prévus au catalogue des prestations des caisses.

* Institut national d’assurance maladie-invalidité, l’organisme d’assurance maladie belge.

Deux sujets en débat

Le déséquilibre démographique et l’utilité des hygiénistes

La profession est confrontée à un problème démographi­que professionnel majeur dû à un fort déséquilibre de la pyramide des âges et à l’apparition de déserts médicaux. Les mesures à prendre sont encore en débat. La Société de médecine dentaire (SMD) milite notamment pour le maintien des praticiens en activité dans leur cabinet le plus longtemps possible et pour des incitations à l’embauche de personnel.

Parallèlement, la délégation des tâches fait aussi partie des réflexions en cours. Aujourd’hui, l’intervention en bouche est réservée aux chirurgiens-dentistes. Le débat est assez tendu entre ceux qui veulent la délégation de tâches et ceux qui craignent la création d’un corps d’hygiénistes qui s’émanciperaient des chirurgiens-dentistes. La Hollande proche donne l’exemple d’hygiénistes qui ouvrent des cabinets pour effectuer des travaux esthétiques. Un compromis pourrait être trouvé avec la formation d’assistantes de prophylaxie sous la responsabilité du chirurgiens-dentiste.

Un engagement pour la démarche qualité

Parallèlement au fonctionnement de la convention, les chirurgiens-dentistes belges sont incités à entrer dans une démarche qualité appelée « accréditation ». Celui qui s’engage et participe à un certain nombre de formations continues, qui rejoint un groupe de pairs constitué de 8 à 20 personnes avec lesquelles il confronte sa pratique, qui respecte certaines normes d’équipement et, enfin, qui participe à quelques enquêtes de santé publique reçoit une prime forfaitaire de 2 600 euros. Les deux tiers de la profession se sont engagés dans ce sens. Une autre règle impose aux praticiens de suivre un certain nombre de formations continues pour conserver leur titre de chirurgien-dentiste généraliste.

En bref

450 heures…

C’est le temps de formation complémentaire que doit suivre une assistante pour pouvoir effectuer le détartrage, la pose de vernis, l’éducation et autre nettoyage bucco-dentaire de façon autonome mais sous la responsabilité légale du chirurgien-dentiste et dans le cadre du cabinet.