Clinic n° 03 du 01/03/2011

 

ENQUÊTE

Catherine Faye  

Depuis une quinzaine d’années, les prisons disposent de cabinets dentaires internes où plus de 200 praticiens hospitaliers ou attachés prennent en charge les soins dentaires des détenus. Mais qu’en est-il de la pratique dentaire derrière les barreaux ? Dominique Orphelin et Béatrice Gélis, chirurgiens-dentistes, témoignent. Expériences et regards sur un monde à part.

Diplômé en 1979 de la faculté de Nantes et devenu praticien hospitalier, Dominique Orphelin a commencé à travailler auprès de patients détenus en prison en 1996, à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis (3 500 détenus), après 15 années d’exercice libéral. Une expérience et un regard sur un des aspects de la pratique dentaire souvent trop méconnu.

Comment s’est passée votre arrivée à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis ?

D. Orphelin : Il y avait beaucoup de choses à faire car j’ai commencé à prendre en charge les détenus au moment où se mettaient en place les unités de consultation et de soins ambulatoires (UCSA). Avant 1994, les soins en prison étaient mal structurés. Il fallait tout reprendre en main et la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis est un gros site : 20 hectares et 3 grosses unités pour les hommes (3 500 personnes), les femmes (400) et les jeunes délinquants (400). En tout, 7 bâtiments dotés chacun d’une infirmerie, d’un cabinet dentaire, d’un bureau de consultation médicale et d’un autre pour les consultations de psychologie ou de psychiatrie, agencés autour d’une salle d’attente. À Fleury, 150 personnes interviennent à l’UCSA : infirmières, médecins, préparateurs en pharmacie, spécialistes…

À quoi ressemble votre salle de soins ?

Il s’agit d’une double cellule, soit 18 m2, une belle pièce dont les fenêtres donnent sur l’extérieur. Le matériel, le mobilier et le fauteuil, de la marque Anthos, ont été renouvelés à mon arrivée. Un coin bureau permet de dialoguer avec le patient. Je travaille avec un équipement moderne et mon approche d’omnipraticien auprès d’une population avec des problématiques spécifiques nécessite l’utilisation de beaucoup de consommables, différentes marques de composites, des résines. C’est l’une des difficultés de mon exercice, d’où l’importance de bien gérer, traiter et stériliser le matériel.

Qui sont vos patients ?

Ce sont des personnes qui ont en moyenne 35 ans, qui ont été mises à l’écart, qui vivent dans des espa­ces fermés et qui sont dans l’appréhension du chirurgien-dentiste. Pour la société, les murs sont faits pour protéger, peut-être aussi pour ne pas regar­der ce qui se passe derrière. Quand je dis que j’exerce mon métier dans une prison, cela provoque soit de l’admiration, soit du rejet. Mes ­patients sont comme n’importe quels autres patients mais ils vivent en prison, où il y a beaucoup de ­misère, de précarité, de toxicomanie. La délinquance est en rapport avec cet état de fait. De plus, aujourd’hui, il y a de plus en plus de personnes âgées détenues.

Comment faites-vous pour les radiographies ?

J’envoie les patients dans un bâtiment qui centralise les spécialités médicales, dont un service de radiologie qui abrite une radiographie panoramique. Nous faisons les radiographies quand elles sont nécessaires et indiquées, sans qu’il y ait la moindre discrimination. Nous avons également, dans chaque cabinet dentaire, un appareil permettant de réaliser des clichés rétroalvéolaires et rétrocoronaires.

Les détenus sont-ils pris en charge financièrement ?

Pendant leur temps de détention, ils sont pris en charge par la Sécurité sociale à 70 %. Les 30 % restants sont gérés par l’administration ­pénitentiaire qui « se doit de leur assurer le gîte, le couvert et le soin », c’est la loi.

À quelles difficultés vous confrontez-vous ?

Nous nous devons de faire évoluer le soin pour être capables de proposer le même soin pour tous, alors que nous voyons des gens de passage. Dans une maison d’arrêt, il y a les détenus à peine incarcérés, ceux qui sont en transfert, dont la durée moyenne de présence n’excède pas 6 mois en moyenne, et ceux qui sont en fin d’incarcération. Une maison d’arrêt comme Fleury-Mérogis est un lieu de détention provisoire alors que dans les centres de détention, les détenus peuvent rester de 3 à 5 ans et que dans les maisons centrales, très protégées, comme Poissy, les peines sont très lourdes et peuvent aller jusqu’à la perpétuité. Le plus difficile, c’est la carence éducative et la nécessité de faire comprendre au patient l’intérêt de se faire soigner. Enfin, je n’ai pas d’assistante alors qu’auparavant j’avais une auxiliaire qui faisait le ménage, rangeait, nettoyait. Malheureusement, cette situation ne correspondait plus aux réglementations sanitaires.

Quels soins proposez-vous ?

Le problème est qu’on ne peut donc pas engager de véritable plan de traitement alors que la précarité, les réalités sociologiques, une mauvaise alimentation, le tabagisme, la prise de psychotropes ou de produits toxiques induisent des facteurs d’aggravation du mauvais état bucco-dentaire : bouches dégradées, infections, abcès. J’ai beaucoup de toxicomanes avec d’énormes récessions gingivales, des caries de collet… Je commence par faire face aux situations d’urgence. L’essentiel de mon activité est constitué par les soins de première nécessité, les extractions et les prothèses amovibles en raison des délais d’incarcération. Dans les maisons centrales, en revanche, il est possible de faire des bridges, des implants. Pour les interventions chirurgicales, les patients sont envoyés à l’hôpital de rattachement. Mon projet, ce serait de pouvoir encadrer chaque patient et de lui faire envisager l’avenir.

Comment ?

Ce qu’il faut, c’est éduquer les patients. Avec mes confrères, nous essayons de promouvoir l’éducation à la santé en les informant sur les comportements à adopter pour une meilleure santé bucco-dentaire : hygiène, alimentation, sevrage alcoolo-tabagique… Par ailleurs, ils ont une image caricaturale du chirurgien-dentiste : pour eux c’est quelqu’un qui fait mal. D’où la nécessité de dialoguer.

À quoi ressemble une consultation dans une maison d’arrêt ?

Je commence par essayer de discuter avec le patient. En prison, les détenus sont un peu déconnectés de la réalité, ils rêvent d’exotisme, de se refaire les dents dans une lointaine contrée… J’essaie de leur faire comprendre, de les faire revenir à la réalité pour qu’ils se prennent en charge : c’est un début de cheminement vers la réinsertion. Une fois la révolte passée, et un certain apaisement revenu, on peut échanger et travailler. En prison, se confier, se livrer ou même laisser parler son intimité paraît souvent aussi fondamental que la préserver. Dialoguer permet de préparer psychologiquement le patient et de lui expliquer l’acte.

Comment sont pris les rendez-vous ?

Nous avons une secrétaire qui gère les rendez-vous. Un examen bucco-dentaire est systématique dans 52 % des établissements. Sinon, on demande aux détenus de prendre rendez-vous par le biais de fiches à remplir ; il en existe avec des dessins pour ceux qui ne savent pas lire. On peut aussi nous les adresser lorsque le besoin se fait ressentir ou qu’il y a une urgence. Celle-ci est prise le jour même : les praticiens assurent une couverture sur l’ensemble de la semaine ce qui permet de recevoir les urgences sans délai. Ce sont les demandes de soins courants qui nécessitent des délais d’attente : celle-ci peut aller de 8 jours à plusieurs semaines dans certaines prisons.

Comment êtes-vous organisé pour la stérilisation ?

L’important dans l’environnement carcéral, c’est la rigueur dans l’hygiène, l’asepsie et la stérilisation. Celle-ci est centralisée dans l’hôpital de rattachement, sous la responsabilité d’un pharmacien. Dans un premier temps, je fais tremper tout mon matériel, instruments, turbines, dans de grosses cuves de désinfection à côté de ma salle de soins. Une fois le tout désinfecté, je rince et j’envoie mon matériel vers la stérilisation de l’hôpital. Le traitement est optimal. Tout me revient ensaché.

Quelles seraient les améliorations à apporter pour votre pratique ?

Il faudrait augmenter les moyens humains et matériels. Ce n’est pas le fait qu’il y a un cabinet pour environ 800 patients, mais plutôt d’assurer le turn-over, c’est-à-dire environ 100 nouveaux détenus par mois, d’où une demande importante de primo-consultations. Ce qui serait intéressant aussi, ce ­serait de renforcer les liens avec les autres professionnels de l’UCSA, l’administration pénitentiaire, l’hôpital de rattachement, et de favoriser les échanges, les rencon­tres et les bilans d’expé­riences des praticiens de ­différentes UCSA.

Une anecdote ?

Les détenus sont extrêmement attachés à leur esthétique, à leur aspect physique. Un jour, un détenu vient me voir. Il venait de se faire casser la figure : ses 2 incisives centrales étaient fichues et son terrain parodontal était très mauvais. Il m’a tout de suite demandé si je pouvais lui faire un blanchiment. Leur image, c’est une façon de garder l’estime de soi.

Et une satisfaction ?

Il y en a beaucoup. Je me souviens d’un détenu qui refusait de me voir alors qu’il avait une bouche en très mauvais état. Il a fini par me dire qu’il avait peur et puis il a eu un déclic. J’ai réussi à gagner sa confiance et j’ai pu remettre sa bouche en état d’un bout à l’autre. Il était heureux et le disait autour de lui. Mais, au-delà de cet exemple, la plus grande des satisfactions est ce que m’apporte mon exercice en milieu carcéral d’un côté humain et personnel. On croit que l’on va aider les détenus, mais ce sont eux qui nous permettent d’avoir un autre regard sur l’état de notre société, la réalité du terrain, le fossé avec ce que l’on veut bien nous raconter. La prison, c’est une loupe sur le monde qui nous entoure.

Un mot sur les détenus ?

Ce qu’ils ont perdu, c’est la liberté. Mais il n’y a pas de raison qu’ils perdent leur dignité.

Nouvelle réforme

Les ministères de la Santé et de la Justice ont présenté, le 28 octobre 2010, un plan de 300 millions d’euros pour améliorer la santé des détenus. Ce « plan d’actions stratégiques 2010-2014 » est basé sur le principe que les personnes incarcérées doivent bénéficier de la même qualité et de la même continuité de soins que la population générale. Il repose en grande partie sur un socle de mesures déjà en cours, mais qui doivent être consolidées ou adaptées. Ses mesures sont concrètes : examen bucco-dentaire à l’entrée en détention, développement de la télémédecine, préparation de la continuité des soins à la sortie…

Soins pour tous

Depuis la loi de janvier 1994, la prise en charge sanitaire et l’organisation des soins en milieu pénitentiaire relève du ministère de la Santé. L’objectif est d’assurer aux détenus une qualité et une continuité de soins équivalentes à celles offertes à l’ensemble de la population. La « loi Kouchner » du 4 mars 2002 a ensuite permis de suspendre les peines des détenus les plus malades. Cette loi rappelle que toute personne a droit à la protection de sa santé et doit avoir un égal accès aux soins. De même, la dignité des personnes malades doit être respectée. Tous les détenus sont affiliés au régime de la Sécurité sociale. Dans chaque établissement pénitentiaire, les consultations ont lieu dans des UCSA, au nombre de 175, rattachées à l’hôpital de proximité.

Chiffres clés

• 104 praticiens hospitaliers, 110 praticiens attachés (vacataires), 20 internes ou étudiants en odontologie (6e année).

• 44 % des UCSA (principalement dans les maisons d’arrêt de moins de 300 places) ne fonctionnent qu’avec 1 chirurgien-dentiste attaché.

• 61 % des UCSA ne fonctionnent qu’avec 1 chirurgien-dentiste.

• 44 % des établissements, non pas d’assistante dentaire.

• Un examen bucco-dentaire est systématique dans 52 % des établissements.

• 1/4 des UCSA n’effectue aucun acte de prothèse, 40 % ont une activité prothétique limitée aux prothèses amovibles, 35 % réalisent des prothèses fixées ou amovibles.

Source : Étude « Daniel Oberlé-Pratiques en santé », à la demande de la Direction générale de la Santé, 2008.

Béatrice Gélis

Dès 1984, Béatrice Gélis, diplômée en 1979 de Montrouge, s’occupe d’enfants dans un centre pour handicapés moteurs. En 1997, elle décide de prodiguer également des soins dentaires en tant que praticien hospitalier en milieu carcéral aux hommes de la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy (519 détenus) 2 jours par semaine, en alternance avec un second chirurgien-dentiste, et aux femmes de la maison d’arrêt de Versailles (60 détenues). De plus, depuis 2000, elle effectue des vacations dans un hôpital de gériatrie et n’exerce plus en libéral.

« Soigner le patient dans sa globalité, c’est ce qui compte. Lorsqu’on envoie un détenu se faire faire une radiographie pulmonaire, obligatoire, je demande qu’on lui fasse aussi une panoramique car nous avons affaire à un public aux nombreuses problématiques : abcès, pulpites, caries, racines… et il faut gérer les nombreuses urgences. Pour les cellulites très importantes, j’envoie le patient à l’hôpital de rattachement. L’apprentissage du brossage est essentiel dans ma pratique : si un patient vient une première fois avec des dents sales, je le soigne mais, pour les fois suivantes, j’exige une bouche propre.

Un de mes objectifs est de faire de la prévention en commençant par demander au patient ce qu’il mange et ce qu’il boit, afin de favoriser une éducation à une alimentation plus équilibrée. D’ailleurs, nous avons un projet de groupe avec les infirmières et les médecins qui s’occupent beaucoup des détenus diabétiques ou cardiaques : leur suivi est plus régulier et cela permet de mieux les suivre dans une prise en charge globale.

Au quotidien, le problème auquel je suis confrontée est le blocage au moment des rendez-vous : promenades, parloir, etc. Certains détenus ne veulent pas venir à l’UCSA de peur de rater l’heure de la promenade ou par sim­ple refus : « J’ai peur d’avoir mal en cellule » ou même « Je n’ai pas envie », « Je ne veux pas être soigné. » On a les patients et on ne peut les avoir, du coup c’est tout le temps la course. En revanche, dès que je prends en charge un patient, je le reprogramme tous les 15 jours jusqu’à finalisation des soins. L’organisation est essentielle. Mes patients me connaissent et savent comment je fonctionne. Ma satisfaction est d’entendre dire : « depuis que j’y vais, j’ai moins peur. »

Enfin, malgré le non remplacement des praticiens pendant les congés et/ou les arrêts, j’ai la chance de travailler dans de bonnes conditions avec une assistante depuis 3 ans. Elle s’occupe des commandes, du nettoyage, de la décontamination et envoie le matériel, via une navette, à la stérilisation de l’hôpital de Versailles. Nous changeons de turbine et de contre-angle à chaque patient et travaillons avec des plateaux et des fraises jetables.

Au fond, le plus grand problème concernant les détenus, c’est le manque de prévention à l’extérieur. Il y a un réel problème d’information, beaucoup de personnes en situation précaire pensent que les soins dentaires sont chers : ils font l’amalgame entre soins et prothèses. Il faudrait commencer par là : que chacun sache que soins et suivi dentaires sont pris en charge à 70 % et que les 30 % restants ne représentent qu’une petite somme et, enfin, que si on se fait soigner régulièrement, il y aura moins de prothèses à faire. C’est une question de santé publique. »