ÉTHIQUE
Chirurgien-dentiste, titulaire d’une maîtrise de philosophie et d’un master d’éthique médicale et biologique.
Faudrait m’enlever les dents de sagesse docteur.
La combinaison du questionnement et de l’expérience est certainement la plus belle façon d’apprendre. Encore faut-il douter et accepter que, parfois, il n’y ait pas de réponse. Parmi les choses qui suscitent chez moi une moue défiante, il y a cette demande des patients : « j’ai les dents de devant qui se chevauchent. Ce n’était pas comme ça avant. C’est à cause des dents de sagesse. Il faut les enlever. » Ma moue est en général plus prononcée quand le patient vient de la part ou quérir un confrère.
S’il semble parfaitement établi qu’il existe un phénomène qui aboutit à une augmentation de l’encombrement des dents antérieures mandibulaires, c’est l’attribution immédiate d’une cause aussi évidente qui me gêne. Qu’une cause soit simple, c’est appréciable, qu’elle soit évidente me semble douteux. L’évidence c’est l’argument de l’ignorance. Et pourtant, on imagine bien que ces monstrueuses dents de sagesse, qui ont déjà bien des tares, puissent cumuler celle de repousser les dents de l’arcade vers l’avant. Dents qui, ne souhaitant pas tomber dans le vide comme le coyote, se bousculent un peu sur le bord du précipice.
Décortiquons le problème. Il y a une question scientifique : a-t-on des preuves scientifiques de ce qu’on avance comme causalité ? Il y a une question éthique : vu le volume d’avulsion « prophylactique » des 3e molaires, ne multiplie-t-on pas exagérément les risques de suites opératoires (dont les fractures, paresthésies, jours non travaillés) pour un bénéfice à prouver ? N’y a-t-il pas accord non plus en raison de la quantité de travail (et donc d’honoraires) que cela génère ?
Les causes avancées pour le phénomène d’encombrement des dents antérieures mandibulaires sont multiples : remodelage de la mandibule, migration mésiale, degré originel d’encombrement, facteurs d’évolution. L’évolution des 3e molaires est l’une d’elles. Pourtant, parmi les études réalisées depuis des décennies, aucune n’a pu aider à trancher la question. Une étude publiée en 1998 a le grand mérite d’avoir suivi une méthode prospective, avec un contrôle satisfaisant des conditions de déroulement et des tirages au sort1. Et bien il ne semble pas y avoir de différence significative après traitement orthodontique, dans cet encombrement, si on extrait ou non les 3e molaires. Les auteurs en viennent à conclure que cette chirurgie n’est pas justifiée.
Jay W. Friedman discute longuement ce sujet en 20072. Il relève qu’il n’y a pas plus de pathologie liée à la 3e molaire qu’aux autres organes du corps, que l’acte chirurgical n’a rien de bénin ou facile en soi, que le risque pathologique lié à la présence des 3e molaires ne s’accroît pas avec l’âge (au contraire), qu’il n’y a pas d’association avec l’augmentation de l’encombrement et que les complications peuvent être sérieuses. L’auteur insiste sur le fait que bien souvent on confond petit accident d’une éruption normale avec complication nécessitant l’avulsion et rappelle les critères qui justifient cette avulsion : dents non restaurables, infection pulpaire, cellulite, péricoronarites récurrentes, abcès, kystes et fractures. Il souligne aussi la part importante des revenus que cela peut constituer et donc le potentiel de « conflit d’intérêt » associé.
Il semble donc qu’on évalue fort mal le bénéfice public et individuel de l’avulsion des 3e molaires quand on craint ou nous signale un encombrement plus marqué des incisives mandibulaires. Il semble établi qu’il n’y a rien qui soit une évidence dans la cause de ce dernier phénomène. Et j’ai toujours préféré partager un doute avec un patient que lui faire croire à mes prétendues certitudes. Il vaut mieux suivre la clinique qu’anticiper de la science-fiction. Bip bip.
1. Harradine N, Pearson M, Toth B. « The effect of extraction of third molars on late lower incisor crowding : a randomized controlled trial. » British Journal of Orthodontic, 1998 ; 25 : 117-122.
2. Friedman J. « The prophylactic extraction of third molars : a public health hazard. » American Journal of Public Health, 2007 ; 97 (9) : 1554-1559.