Artiste plasticien, réalisateur et comédien à l’imaginaire bouillonnant, Laurent Godard jongle entre chirurgie dentaire et espaces créatifs infinis. Son quotidien joue à l’élastique entre réalité et surréalisme. Dans le genre Peter Pan du XXIe siècle, il invite ses semblables à entrer dans un pays imaginaire dont il dessine contours et personnages. Ce pays s’appelle Flateurville*. Est-ce une cité ? Une bande dessinée ? Une toile étirée entre conscient et inconscient ? Au fond, peu importe : il suffit de laisser la porte de tous les possibles s’ouvrir et de se laisser guider par ce meneur de rêves.
Qui est Laurent Godard ? Un chirurgien-dentiste aux mains d’artiste ? Un plasticien aux doigts de chirurgien ? Un affabulateur talentueux ? À la fois magicien et diablotin, il parle avec circonvolutions et détours. Difficile de suivre les méandres de sa pensée. Et pourtant, tout se tient car ce créateur protéiforme tire les ficelles d’un monde imaginaire totalement ancré dans la réalité. Une réalité douloureuse et pleine de facéties. Il raconte des histoires qui s’enchevêtrent les unes dans les autres, peint des visages figés dans une tristesse gaie, comme le ferait un enfant dans son journal intime.
L’éternel adolescent Godard agace et captive en même temps. Il se déchaîne dans un tourbillon d’idées, de mouvements, projette une cascade de mots quasi hypnotiques, de mots qui le racontent et décrivent la cité virtuelle qu’il a créée, Flateurville, construite autour de lieux existants, en France et ailleurs, et habitée de personnages inventés, ou presque. Un village animé d’événements qu’organisent le plasticien et sa bande réelle d’amis, créateurs, amateurs d’art, mécènes. De vraies fêtes, de vrais vernissages, orchestrés dans ses ateliers extraordinaires, galeries d’art, espaces abandonnés…
C’est d’ailleurs à la piscine Molitor qu’il reçoit cette fois-ci. Recouvert de tags, l’immense complexe nautique art déco, fermé depuis plus de 20 ans, gît entre Roland-Garros et le Parc des Princes, livré à lui-même. L’artiste volubile y déambule le long des galeries, des deux bassins, des balustrades, des cabines. Ici et là, de l’eau de pluie goutte, le vent s’engouffre dans les failles, des Flateurs – citoyens du bourg imaginaire – apparaissent au détour d’un pan de mur.
Laurent Godard, la quarantaine, dans le genre beau gosse, le cheveu en bataille, veste bleu de Chine et baskets, y habite occasionnellement, comme dans toutes ses autres maisons, à Paris, New York ou Essaouira. Meubles de récupération, portraits en cours de réalisation, bidons de glycéro-laque, photographies anciennes, objets insolites et tissus y créent un univers théâtral. Le plasticien transforme les mondes oubliés, le regard perdu derrière des lunettes asymétriques : un verre est rond, l’autre est carré. C’est sa marque de fabrique, son logo, son clin d’œil, « comme un symbole de la rêverie flatteuse, un équilibre entre cartésianisme et exaltation ».
Né à Paris, il passe son enfance en Bourgogne. Farouche et pas vraiment inspiré par l’école, il aime regarder son père, chirurgien ORL, opérer : « L’ambiance et la magie du bloc, le protocole, les déguisements des médecins : un beau spectacle que j’ai suivi pendant des années. » Le trublion rêve de devenir chirurgien et opte pour la dentisterie. « Il a fallu que je fasse le sous-marin pendant un temps. J’ai beaucoup travaillé, enfermé dans une chambre, et tout mis de côté. » L’anatomie devient son dada, les fêtes son exutoire.
Le lendemain du concours, il crée sa première œuvre. « Ce jour-là, je suis entré dans ma creative zone. J’ai récupéré une poupée gonflable sur laquelle j’ai enfilé une robe olé olé de bonne femme que j’ai plâtrée. J’ai ensuite retiré la poupée et installé la robe vide figée sur un support en bois derrière des fenêtres. » Très vite, on lui propose d’exposer dans une galerie à Auxerre. Coup du destin, la presse locale prend en photo un fauteuil en rotin blanc placé dans la galerie, sans rapport avec ses œuvres, mais le ton est donné. L’absurde et l’art ne feront qu’un.
« J’ai toujours griffonné dans des cahiers et j’écris tout ce qui me passe par la tête. Et puis, j’ai commencé à respecter mon travail, à signer et à dater. » Flateurville, l’écrin de ses œuvres, émerge peu à peu, tandis qu’il termine sa thèse sur les péri-implantites et commence sa première collaboration en implantologie. Il enchaînera plus tard remplacements, collaboration dans un cabinet d’omnipratique en Bourgogne et plusieurs années d’assistanat en chirurgie dentaire. « J’ai eu la chance de faire de bonnes rencontres, comme l’orthodontiste Mike Lahmi et tant d’autres. Et d’être bien entouré. » Sa carrière de chirurgien-dentiste prend lentement forme, son parcours d’artiste se dessine.
Et puis, c’est l’accident, « un coup de bol dans ma vie ». Au volant de sa moto, il glisse sur une plaque de verglas et tombe sur son poignet gauche. « Plâtré pendant 4 mois, tout a pris une autre dimension. » Il décide de mettre en forme ses histoires, s’inscrit au cours Florent à Paris pour y apprendre la comédie et la mise en scène. Résultat des courses : un court-métrage et des concepts artistiques, entre installations, performances et grandes fêtes sponsorisées. Artiste à plein temps, il regagne néanmoins, une fois par semaine, la polyclinique Sainte-Marguerite, à Auxerre, où il s’occupe, pour ne pas couper le cordon qui le relie à une partie de lui-même, d’extractions dentaires complexes sous anesthésie générale.
Marionnettiste des lendemains heureux, Laurent Godard vit et expose dans des espaces incongrus prêtés par des amis, troqués contre des œuvres. « “Je te laisse les clefs, tu peux y travailler, c’est ton atelier.” C’est ce que m’a dit une amie en me proposant de m’installer dans un hôtel particulier de 540 m2, l’ancien cabinet de Vergès. Sept mètres de plafond, cheminées, piscine couverte… j’y suis resté pendant 6 ans. » Tous les endroits qu’il habite et restaure sont organisés de la même façon, que ce soient les 650 m2 de la rue des Petites-Écuries, l’ancienne lutherie du 18e arrondissement, la maison bourguignonne, le hangar de l’île de Ré : des lieux de vie, de réceptions, de fêtes, de création.
Inspiré par Soutine et Schiele, il peint ses portraits selon le procédé du dripping, à la façon de Jackson Pollock, à même le sol. À bien regarder les regards mélancoliques qui jaillissent de ses toiles, on peut y discerner de la joie en devenir, un fou rire juste avant d’éclater. À Flateurville, cet amoureux inconditionnel de Madame de Rénal prône la dignité, le respect et l’hygiène. « On y voit les choses autrement, chacun peut ouvrir une petite fenêtre sur l’artiste qui est en lui. » Révolutionnaire pacifiste, Laurent Godard est le maître d’un jeu où chaque pan de l’existence semble trouver une place. Mais de quel jeu s’agit-il vraiment ?