ÉTHIQUE
Chirurgien-dentiste, titulaire d’une maîtrise de philosophie et d’un master d’éthique médicale et biologique
Les variations sont la réalité.
Dans L’éventail du vivant, l’éminent et très pédagogue Stephen Jay Gould s’attaque à notre coutume qui consiste à se focaliser sur les moyennes. Ainsi fait le médecin qui annonce un pronostic à un patient, en se référant aux meilleures études biomédicales disponibles. Ainsi attend-on le résultat de nos traitements ou la probabilité la plus certaine de réussite. Et pourtant, pour Gould, « on imagine à tort que la tendance centrale est l’événement le plus probable pouvant arriver à un individu particulier. C’est là une erreur grave, que la plupart d’entre nous commettent constamment. La tendance centrale est une abstraction, tandis que les variations sont la réalité1 ».
Dans la suite du chapitre, Gould explore notre tendance à ne retenir qu’une ligne directrice claire dans les lignées de l’évolution. Encore un exemple de notre coutume à nous focaliser sur une tendance, claire, linéaire, facile à décrire et qui, pourtant, ne représente pas la réalité.
La version classique de l’évolution des chevaux décrit trois tendances : la diminution du nombre de doigts, l’accroissement régulier de la hauteur des molaires et l’accroissement de la taille. D’un ancêtre, on aboutit ainsi au genre actuel fait de huit espèces. Gould montre que cette vision de l’évolution est réductrice et trompeuse, qu’il y a une « opposition entre la diversité d’un système et toute trajectoire individuelle choisie en fonction de préjugés2 ». L’évolution est faite de nombreux branchements, « d’épisodes de spéciation » et n’a rien d’un long fleuve tranquille.
En fait, « la “petite” ironie de la vie » est que le cheval est l’aboutissement d’une lignée « ratée » car particulièrement réduite par rapport aux nombres de branches qui ont pu naître. Les groupes à succès sont plus difficiles à présenter selon une « tendance » évolutive. Il ne semble pas y avoir de trajectoire principale de l’évolution, de voie royale aussi claire que nous les projetons dans notre illusion rétrospective.
En pratique, les équidés « sont une lignée en déclin au sein d’un groupe plus vaste lui aussi en perdition3 ». En effet, décrit Gould, il n’existe rien qui ressemble un tronc commun avec des branches latérales mais un buisson de sous-branchements. Les facteurs évoluant (taille générale, taille des molaires) pourraient n’être que des artefacts ou des éléments contingents de l’évolution. Enfin, de grands groupes de l’ordre des périssodactyles (auquel appartiennent les chevaux) ont été des « géants de la vie mammalienne4 » aujourd’hui disparu ; il ne s’agit donc pas d’une apothéose, mais de la survivance d’un vestige.
S’il y a plus d’individus autour que loin de la moyenne, aucun individu n’y est à proprement parler : les variations représentent la réalité et il ne faut pas s’étonner d’accumuler les différences, les déviances, les résultats surprenants. Parallèlement, il ne faut pas lire une évolution à la lumière rétrospective de quelques critères simples racontant une belle histoire.
Morale : ne jamais donc croire qu’une déviation du résultat chez un patient est proprement anormale. Ne jamais négliger non plus, à l’examen, ce qui sort du tableau clinique canonique.
1. Stephen Jay Gould, L’éventail du vivant. Le mythe du progrès. Paris : Seuil, 1997 : 67.
2. Ibib., p. 81.
3. Ibid., p. 87.
4. Ibid., p. 94.