Démographie de la profession, formation initiale, formation continue, délégation de tâches, place de la chirurgie dentaire dans le système de soins… Ces thèmes essentiels pour la profession et qui suscitent tant d’interrogations sont étroitement liés à l’évolution de la pratique. Nous avons voulu connaître la perception d’universitaires et de praticiens libéraux sur cette question. Trois axes forts se dégagent de ces entretiens.
La dentisterie, aujourd’hui encore centrée sur la reconstruction des dents, perd rapidement du terrain. Cette tendance forte est perceptible dans les cabinets dentaires. Lorsqu’il s’est installé, Éric Robbiani réparait les lésions que ses patients avaient laissées s’établir. « Schématiquement, aujourd’hui, nous sommes plus impliqués dans la prévention des problèmes carieux des jeunes et dans la prévention des problèmes parodontaux des adultes ». Les études confirment cette tendance. L’indice CAO s’est effondré chez les jeunes à 6 et 12 ans. De plus en plus de personnes vieillissent avec leurs dents. La carie ne va pas disparaître. Mais les gros problèmes carieux ont tendance à se concentrer sur les populations éloignées du système de soins. Actuellement, 80 % de ces problèmes concernent 20 % de la population.
Michel Sixou n’hésite pas à affirmer que « le potentiel de soins lié à la carie et à la reconstruction de la dent touche à sa fin ». En revanche, les problèmes parodontaux prennent une place croissante. Le doyen de la faculté de Toulouse prévoit que « la métamorphose du métier sera totale » dans les 10 à 15 ans à venir. Une évolution radicale dont il est urgent de tenir compte dans la formation des praticiens et l’évolution du métier.
Autre axe fort de l’évolution de la pratique, la communication. Auparavant, le praticien prenait soin de son patient qui, en quelque sorte, subissait son traitement. Aujourd’hui, le patient est devenu un acteur des soins. Et le chirurgien-dentiste doit intégrer la notion de patient « partenaire des soins » dans sa pratique. Quand il effectue une restauration, Éric Robbiani doit parfois beaucoup argumenter pour prouver l’intérêt du matériaux gris alors qu’auparavant il l’imposait sans discussion. « Notre rôle de communicant devient primordial, et s’intègre dans notre rôle de soignant », affirme Pierre Dana qui consacre un temps important aux explications pour permettre à la confiance de s’installer entre son patient et lui.
Mélanie Boulanger relève aussi l’importance que revêt aujourd’hui dans l’évolution de la pratique, le « partage des connaissances entre praticiens » par le canal des sociétés scientifiques et de l’outil Internet.
L’activité centrée hier sur la technique et la réparation des dents apparaît plus orientée aujourd’hui vers une prise en charge globale et médicale des patients. Michel Sixou insiste sur les « connexions fortes » entre les maladies parodontales en développement et les maladies infectieuses et les maladies générales. Des liens ont été démontrés avec les accidents cérébraux, les infarctus et le diabète de type 2. Il existe aussi des risques accrus pour les femmes enceintes atteintes de parodontites d’avoir un enfant prématuré. Dans ces conditions, le chirurgien-dentiste doit pouvoir prendre en charge médicalement ses patients. Et le terme « médecine dentaire » exprime bien cette évolution du métier.
Denis Bourgeois évoque le cas des maladies chroniques et des maladies transmissibles. « Quelles que soient les pathologies, diabète, tabac, obésité… le chirurgien-dentiste peut avoir une place stratégique dans une approche intégrée des maladies ». Car il a un rôle à jouer dans la détection précoce à travers les signes bucco-dentaires de ces maladies. Quand la maladie est déclarée, il prend en charge la partie bucco-dentaire. Mais il a aussi en amont un rôle de conseiller pour prévenir les comportements à risques. Le chirurgien-dentiste apparaît alors « au cœur du système de santé. ». Toute la question est de savoir maintenant quelle place le chirurgien-dentiste veut tenir demain dans le système de santé compte tenu des nouveaux champs d’intervention.
La grande évolution, ou plutôt révolution, vient des patients qui ne veulent plus subir un traitement, mais au contraire en être les partenaires. Dans cette optique, ils veulent connaître et comprendre les objectifs envisagés. Ils se renseignent donc auprès de sources d’information différentes et ont l’impression de savoir. Ainsi, nous, praticiens, nous trouvons confrontés à ce qui a été lu et plus ou moins bien compris, et à la réalité de ce qu’il est possible de réaliser. Notre rôle de communicant devient primordial, et s’intègre dans notre rôle de soignant. Par cette approche peut s’installer la confiance, préalable à l’acceptation de tout traitement. Nous devons donc consacrer beaucoup plus de temps aux explications concernant les aspects techniques mais aussi financiers. Cela paraît plus long à court terme mais, au final, c’est plus gratifiant car de cette façon les patients, à long terme, se trouvent fidélisés.
Il y a 20 ans, nous réparions des lésions que les patients avaient laissées s’installer. Aujourd’hui, schématiquement, nous sommes plus impliqués dans la prévention des problèmes carieux des jeunes et dans la prévention des problèmes parodontaux des adultes. Le bilan de dépistage de l’Assurance maladie qui incite les enfants à consulter a permis d’avancer dans la prévention des problèmes carieux chez les enfants, même si ce dépistage s’adresse plutôt à ceux qui ont déjà l’habitude de venir au cabinet dentaire. En revanche, mis à part deux détartrages par séquence de soins, aucune incitation n’est mise en place pour prévenir les problèmes parodontaux. Je ne sais pas quelle serait la bonne formule à instaurer pour inciter le grand public. Dans certains pays, les soins ne sont remboursés que si les assurés consultent deux fois par an… Il faudrait aussi rémunérer correctement les praticiens. L’évolution est lente pour des raisons budgétaires.
La demande des patients se porte aussi beaucoup plus sur l’esthétique et le confort. Mon lieu d’implantation dans une zone privilégie de la région parisienne joue sans doute en ce sens. Pour ma part, je renvoie à un associé les patients à la recherche du « plus blanc que blanc ». Mais les motifs esthétiques me conduisent à réaliser plus de composites et moins d’amalgames. Quand j’effectue une restauration, il devient parfois nécessaire de beaucoup argumenter pour prouver l’intérêt du matériau gris alors qu’auparavant je l’imposais sans qu’il y ait matière à discussion. Le même problème se pose dans le cas des couronnes métalliques. Cette nécessité d’argumenter est un phénomène nouveau.
Toutes les études montrent que la politique de prévention de la carie a été efficace. L’indice CAO des jeunes de 6 et 12 ans s’est effondré. En même temps, l’activité des chirurgiens-dentistes évolue vers des traitements de plus en plus sophistiqués en prothèses et en implantologie. En fait, tout le potentiel de soins lié à la carie et à la reconstruction de la dent touche à sa fin. Les besoins en réparation vont s’épuiser progressivement dès lors que les patients vieillissent avec leurs dents.
Un développement des maladies parodontales
En revanche, les problèmes parodontaux qui augmentent avec l’âge prennent une place croissante. De nombreux travaux démontrent depuis une quinzaine d’années les connexions très fortes entre les maladies parodontales et les maladies infectieuses, les maladies générales dans lesquelles on retrouve de la morbidité, de la mortalité : les accidents cérébraux, les infarctus du myocarde, le diabète de type 2. On a aussi montré une forte augmentation des accouchements prématurés chez des mères présentant une parodontite. Des liens semblent exister entre l’obésité et des problèmes infectieux bucco-dentaires. Ainsi, un problème bucco-dentaire peut être un phénomène aggravant majeur qui va générer de la morbidité ou de la mortalité. En corollaire, la prise en charge de maladies parodontales donne des résultats spectaculaires. Elle peut permettre de réduire de 0,5 le taux d’hémoglobine d’un malade atteint d’un diabète de type 2. Le même résultat peut être obtenu avec des thérapeutiques médicamenteuses !
Ces évolutions montrent que la carie et sa réparation ne semblent plus être les problèmes fondamentaux. Et pourtant, les chirurgiens-dentistes ne sont pas formés à la prise en charge médicale des maladies parodontales. Plus grave encore, le système de santé n’est absolument pas orienté en ce sens, alors que les besoins sont énormes. Nous devons prendre en compte, dès maintenant, l’évolution radicale de la demande pour médicaliser la formation et l’orienter vers les autres pathologies générales afin d’éviter le décalage important entre la compétence des chirurgiens-dentistes et les besoins de la population. Car, d’ici 10 à 15 ans, la métamorphose du métier sera totale.
Des compétences de plus haut niveau
Le besoin en chirurgiens-dentistes va s’effondrer. On n’aura plus besoin que de la moitié des 41 000 chirurgiens-dentistes qui exercent aujourd’hui. Mais ces chirurgiens-dentistes auront des compétences beaucoup plus techniques et de plus haut niveau. À côté, nous aurons besoin d’auxiliaires de santé pour des besoins beaucoup plus basiques de type prévention et information, qui ne sont pas du ressort d’un chirurgien-dentiste possédant un bac +6 : ce serait du gâchis.
L’évolution de notre profession se décèle dans l’affirmation constante de notre rôle en tant que professionnels de santé, en tant que spécialistes en médecine bucco-dentaire. Le praticien, quel que soit son exercice, s’intègre dans une mission globale de santé publique. On peut citer ainsi son rôle dans la prévention de la maladie carieuse chez l’enfant ou le dépistage précoce des cancers buccaux largement valorisé au travers de campagnes médiatiques récentes.
La pratique s’enrichit également, et doit constamment se voir enrichir, par une démarche de validation de l’expérience acquise par la preuve scientifique. De cette conciliation entre sens clinique et faits prouvés, peut naître une évolution dans la pratique individuelle et une optimisation de la prise en charge des patients. C’est à ce niveau qu’une des missions hospitalières et hospitalo-universitaires s’exprime par la mise en place de protocoles de recherche, clinique et fondamentale, pour répondre à cette nécessité de faits scientifiques.
Un autre élément clef dans l’évolution individuelle repose sur le partage des connaissances entre praticiens, où les différentes sociétés odontologiques et l’outil Internet s’avèrent des atouts majeurs. C’est l’ensemble de ce dynamisme de communication qui semble refléter notre évolution actuelle.
On assiste à un décalage entre les connaissances scientifiques et cliniques à transmettre lors de la formation initiale et les difficultés de mise en application clinique du fait, entre autres, des limites et restrictions des modalités de prise en charge des patients. Un exemple ? La dentisterie minimale, secteur d’activité en pleine évolution, n’est pas ou peu valorisée. L’implantologie, enseignée en pré-clinique, n’a sans doute pas suffisamment sa place en clinique hospitalière. Le problème est la définition du niveau de formation des étudiants en fin d’études eu égard aux contraintes structurelles, sanitaires et économiques dont nous sommes dépendants.
S’il n’y avait pas ce problème financier…
La gestion des conséquences carieuses, qui constitue aujourd’hui encore l’essentiel de l’activité des praticiens, devrait céder la place à un élargissement des capacités professionnelles. Deux pistes gagneraient à être mieux explorées. D’une part, celle qui mène à des soins de haute technologie associés à un allongement du temps de travail par acte. Je pense par exemple à la microdentisterie, à l’endodontie et aux dernières évolutions concernant les implants. L’autre piste est celle de la prévention, qui associe conseils et prise en charge du patient dans sa globalité. Un important travail doit être effectué en amont pour éviter l’apparition de la carie, réduire les risques bucco-dentaires, assurer une prise en charge des personnes handicapées, des personnes âgées et une qualité de vie. Mais aussi, de nouveaux périmètres d’exercice sont en train de s’ouvrir dans d’autres domaines de la santé. On le voit dans les cas de maladies chroniques et de maladies transmissibles. Quelles que soient les pathologies, diabète, tabac, obésité… le chirurgien-dentiste peut avoir une place stratégique dans une approche intégrée des maladies chroniques. Il apparaît alors au cœur du système de santé.
Le choix de la médecine dentaire
En réalité, le débat est aujourd’hui de savoir si la profession reste dans une logique sectorielle qui a fait ses preuves et qui globalement fonctionne bien, mais qui va rapidement montrer ses limites. Ou bien si elle fait le choix de la « médecine dentaire » avec une remise en question. L’objectif étant de devenir la pièce centrale d’un système de santé où la prévention, la promotion de la santé et l’assurance de la qualité seront les éléments moteurs.
La création d’une profession d’hygiéniste en France entre tout à fait dans cette problématique, avec à la clef une délégation de la prévention et de la promotion de la santé. La logique ne voudrait-elle pas que les chirurgiens-dentistes élargissent ce champ de compétence et deviennent des acteurs à part entière du système de santé ?