ÉTHIQUE
* Chirurgien-dentiste, titulaire d’une maîtrise de philosophie et d’un master d’éthique médicale et biologique.
L’essor de la dentisterie esthétique relève-t-il du traitement de maladies ?
Il semble évident, pour de nombreux spécialistes, que la demande esthétique des patients augmente tout comme leurs exigences. Cela peut s’expliquer par deux faits. D’abord parce que certains besoins primaires1 sont satisfaits et que l’individu socialement bien portant semble être en quête de toujours plus de santé. Ensuite parce que les progrès techniques et conceptuels de la médecine bucco-dentaire permettent de recevoir ces demandes et d’y répondre.
La beauté des traitements bucco-dentaires a toujours été un critère de réussite, un objectif poursuivi (depuis des siècles). Et l’étude de critères esthétiques est, discipline par discipline, un exercice ancien. Ce qui semble nouveau est l’émergence d’une demande esthétique « pure » et d’une pratique esthétique ad hoc. Si, dans certains cas, cela est motivé par la solution de problèmes sociaux handicapants2, dans la vaste majorité des cas il s’agit d’une recherche de plus de bien-être, d’une satisfaction à consommer plus de santé.
À l’heure des poseurs de petits bijoux dentaires dans les salons de tatouage, peut-on dire que l’esthétique a à voir avec le problème de la santé et de la maladie ? Le problème réside dans la vision que l’on a de ces mots. La définition qu’en a donné l’Organisation mondiale de la santé3 au sortir de la Seconde Guerre mondiale est plus un slogan politique qu’une contribution à la définition de la maladie.
On a pu définir la maladie comme une déviation par rapport à une norme biologique, mais la notion de norme est problématique. Sous un angle plus sociologique, on a également dit que la maladie était définie plus psychosocialement que comme un événement biologique ; c’est alors à la société, aux cultures, aux médecins de décider de ce qui est ou non une maladie4. C’est également insatisfaisant.
En fait, il n’y a probablement pas une unique définition de la maladie. Il faut plutôt comprendre la maladie comme un outil conceptuel car, nous rappelle Grmek : « Les entités nosologiques sont des concepts aux contours arbitraires qui comme tels ne découlent pas immédiatement de notre expérience vécue et qui varient dans l’espace (diversités culturelles) et dans le temps (diversités historiques). Les maladies sont des modèles explicatifs de la réalité et non des éléments constitutifs de celle-ci. […] Toutefois, la conceptualisation des maladies ne peut être un outil valable, une arme efficace dans la lutte pour l’amélioration de la vie des individus, que dans la mesure où elle reflète et organise d’une manière logique et efficace la réalité physique et biologique5. »
Même si elle me paraît avoir moins de noblesse historique que d’autres champs, la dentisterie esthétique, si elle travaille avec « logique » et « efficacité » et fournit des « modèles explicatifs », devrait pouvoir être qualifiée de discipline traitant des maladies, étant entendu le caractère polysémique du terme.
1. Comme l’absence de douleur, d’infection ou d’infirmité.
2. Sachant que les critères de l’acceptable et de l’inacceptable socialement sont des constructions déterminées spatio-temporellement.
3. « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. La possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain. »
4. Voir comment les enfants un peu agités d’autrefois sont devenus des « hyperactifs » qu’on traite par médicament ; ce qui vaut pour une grande partie de la psychiatrie.
5. Grmek MD. La révolution biomédicale du XXe siècle. Dans : Histoire de la pensée médicale en Occident. Tome 3. Du romantisme à la science moderne. Paris : Seuil, 1999.