ENQUÊTE
En 25 ans, l’Aide odontologique internationale (AOI) est intervenue dans différents contextes de pays en développement, en Afrique de l’Ouest, en Asie du Sud-Est et à Haïti. Son action a évolué. Aujourd’hui cette ONG dentaire s’appuie sur l’expertise d’universités, d’institutions, d’autres ONG et d’entreprises pour faciliter et accompagner des projets et initiatives locales en faveur de la santé bucco-dentaire des populations.
Envoyé pour une mission au Laos il y a 2 ans dans le cadre d’un nouveau partenariat entre son entreprise, le groupe Salins, et l’AOI, Michel Martuchou, un expert en ingénierie salinière aujourd’hui retraité, était chargé de « mettre au point une technique de fluoration du sel dans les conditions de production de ce pays ». C’était une première ! Car si le procédé de fluoration du sel sec est bien rodé à travers le monde, aucune expérience satisfaisante ne permettait alors de fluorer du sel humide tel qu’il est disponible au Laos et généralement dans les pays du Sud-Est asiatique. « Il fallait trouver un industriel local qui accepte de jouer le jeu, qui construise un atelier pilote pour faire les essais de fluoration, qui se procure une machine particulière pour le mélange avec l’aide de l’AOI. Il fallait aussi que cet atelier d’essai soit facilement transformable en atelier industriel… », explique Michel Martuchou. En mai 2009, la technique est au point. La qualité du produit analysé sur place avec le soutien d’une université thaïlandaise est bonne. Les stocks sont constitués. Deux camions portant un message de prévention par le sel fluoré sont affrétés par l’entreprise pour la distribution dans les campagnes. Tout est prêt pour la livraison prévue ce mois d’avril. Pour la suite, « l’industriel n’aura plus besoin de moi sauf, peut-être, s’il souhaite améliorer sa productivité », note l’expert aujourd’hui sollicité par l’AOI pour diffuser la technique au Cambodge mais aussi au Vietnam à la demande de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Cette phase technique n’est qu’une des facettes de l’action menée très en amont par l’AOI en faveur de la fluoration du sel au Laos. Depuis 2005, l’ONG conseille le ministère de la Santé dans la définition d’un programme national en faveur de la santé bucco-dentaire. Et conformément aux recommandations de l’OMS, la fluoration du sel constitue l’un des volets de ce programme. L’AOI a aussi rédigé, en collaboration avec l’OMS, la Fédération dentaire internationale (FDI) et les Salins, un guide d’aide à la décision de mise en place d’un programme de fluoration du sel. Et pour s’assurer que le sel fluoré est distribué dans les zones où il est nécessaire, l’ONG a appuyé une campagne de contrôle de la fluoration des eaux au Laos.
Enfin, une enquête d’évaluation sur la fluoration du sel doit maintenant être lancée parallèlement à la phase de commercialisation. C’est Christopher Holmgren, un chirurgien-dentiste britannique, universitaire, expert en santé publique auprès de l’OMS et de la FDI et référent de l’AOI en matière de recherche, qui en est chargé. « Pour moi, le dentifrice fluoré est la première étape d’un programme de prévention dans un pays. Mais dans les régions du monde particulièrement pauvres, il faut essayer le sel fluoré dont le coût est très faible. Cela dit, tout projet doit être évalué pour prouver sa légitimité auprès des bailleurs de fonds et des gouvernements. Et puis, cette évaluation est nécessaire car nous avons besoin d’études récentes et sûres concernant l’efficacité du sel fluoré », justifie le chercheur. Il espère suivre, pendant 3 ans au minimum, 4 groupes d’enfants scolarisés loin des centres urbains pour éviter l’éventualité d’autres apports en fluor. Le premier groupe sera composé d’enfants qui utilisent du dentifrice fluoré à l’école, le second de ceux qui consomment du sel fluoré, le troisième de ceux qui utilisent les deux sources de fluor et le quatrième sera le groupe témoin. Cette étude est menée en collaboration avec la faculté dentaire de Vientiane.
La méthode retenue pour introduire le sel fluoré au Laos illustre bien la démarche de l’AOI depuis quelques années. Il s’agit d’intervenir dans un pays comme « facilitateur » et « accompagnateur » d’initiatives locales dans des domaines d’action bien ciblés et en s’appuyant toujours sur des réseaux, universités, institutions, autres ONG et entreprises. Ces initiatives doivent permettre de :
• tester des solutions innovantes ;
• favoriser une recherche de terrain et des approches scientifiques fondées sur des preuves ;
• adapter les solutions aux contextes ;
• enrichir les projets de visions autres que purement dentaires ;
• répondre à des sollicitations de formation et d’expertise en santé publique ;
• intégrer les actions à des politiques de santé générale et aux plans nationaux existants.
Ces principes qui guident désormais l’action de l’AOI n’ont plus rien à voir avec des opérations axées uniquement sur les soins curatifs qui sont « encore trop souvent au cœur des stratégies, tant des ministères de la Santé que des acteurs de la solidarité internationale, et ce au détriment d’approches préventives », regrettent les responsables de cette ONG française qui trouve ses origines à Trégastel en 1983. Cette prise de position très claire, mais pas toujours comprise à l’extérieur, est donc le résultat de plus de 25 années d’expérience sur le terrain. L’AOI a en effet constaté que l’activité clinique curative est souvent peu pérenne dans les conditions spécifiques des pays en développement. Les raisons sont multiples : le coût élevé des plateaux techniques et des consommables, la faible qualité de l’offre curative, les risques importants d’infections nosocomiales avec prévalence élevée des maladies infectieuses transmissibles, le faible niveau d’activité souvent lié à une déficience dans les services de soins publics et, enfin, une mauvaise accessibilité géographique et financière des services mis en place.
Autre constat de l’AOI : la santé bucco-dentaire est peu prise en compte dans le cadre des politiques publiques et des budgets nationaux. Rares sont en effet les ministères de la Santé et les plans nationaux sectoriels qui font une place à la santé bucco-dentaire. À ces deux constats s’ajoute souvent le faible niveau de compétence en santé publique des responsables de la mise en place des activités de santé bucco-dentaire.
Dans ces conditions, la formation constitue pour l’AOI un des vecteurs essentiels de ses interventions… avec le souci permanent d’éviter le « placage » de solutions. « Il ne s’agit en aucun cas de transposer des formations continues telles qu’elles sont pratiquées dans les pays industrialisés qui disposent d’un contexte socio-économique tellement différent. Le but est de former à une pratique odontologique sûre, sans compromis sur la qualité des soins dispensés », explique Jean-Claude Borel, ancien doyen de la faculté de Clermont-Ferrand et aujourd’hui responsable des actions de formation de l’AOI. L’ONG établit depuis plusieurs années des liens étroits avec différentes personnalités du monde universitaire ou hospitalier : experts de l’OMS, université Paris Descartes, université d’Auvergne, hôpital de Longjumeau… Les experts sont sollicités pour des interventions ciblées comme au Laos où Guillemette Clapeau, pharmacienne, chef de service à l’hôpital de Longjumeau, a contribué, avec les enseignants locaux, Dominique Roux de l’université d’Auvergne et François Courtel, un chirurgien-dentiste qui supervise les missions de l’AOI en Asie du Sud-Est, à concevoir et organiser l’installation d’une stérilisation centrale à la faculté dentaire de Vientiane. Celle-ci réunit toutes les conditions techniques pour des soins sans risques de contamination. Dans la foulée, le personnel a été formé à l’utilisation et à l’entretien de cette unité.
Autres sessions de formation bien différentes à Madagascar, où l’AOI intervient depuis 2004 à la demande de médecins de campagne confrontés aux douleurs dentaires de leurs patients. Dans ce pays où l’indice CAOD est particulièrement élevé (13 entre 35 et 44 ans), plus de 35 médecins généralistes installés dans des « trous » de la carte sanitaire sont aujourd’hui formés à l’urgence dentaire par l’AOI. Et des groupes de pairs ont été mis en place pour assurer la formation continue et l’échange d’expériences entre praticiens locaux. Leurs nouvelles compétences ont permis d’améliorer l’accès géographique et financier aux soins et de soulager la douleur.
D’autres programmes de formation s’adressent au personnel administratif. C’est le cas au Cambodge comme au Laos où François Courtel forme des cadres de santé publique chargés d’appliquer les programmes nationaux. Il s’agit de leur « donner des outils pour choisir les bonnes stratégies et mettre en valeur leur travail »… À travers ces quelques facettes très variées de l’action de l’AOI, l’objectif est bien de stimuler et soutenir des initiatives locales pour permettre à chaque pays de prendre en main la santé bucco-dentaire de sa population.
À Haïti, le projet de l’AOI mené par Françoise Ponticq, chirurgien-dentiste à Port-au-Prince, vise à renforcer une clinique dentaire tenue par une ONG locale, lui fournir un appui matériel, former à la maintenance des équipements dentaires, recycler des auxiliaires dentaires et appuyer des producteurs de sel pour, à moyen terme, fluorer le sel. Compte tenu des besoins énormes du personnel de la clinique et de ceux qui les entourent à la suite du séisme du 12 janvier (voir interview pages 10 et 11), l’AOI a lancé un appel à dons.
Dans la région d’Arequipa, au Pérou, l’AOI intervient pour soutenir 2 cabinets dentaires et la formation de prothésistes dans un bidonville.
À Madagascar, le projet vise à former des médecins au traitement de l’urgence dentaire et à l’hygiène-désinfection. Des chirurgiens– dentistes bénévoles installés en France s’occupent du projet et se rendent sur place tous les 6 mois.
Au Cambodge et au Laos, François Courtel est un autre chirurgien-dentiste permanent de l’AOI sur place. L’objectif de l’ONG est de conseiller et d’appuyer les ministères de la Santé dans l’élaboration et la mise en place d’un programme national de santé bucco-dentaire. L’AOI apporte un appui technique et recherche des financements pour réaliser divers projets comme la fluoration du sel, l’hygiène hospitalière….
Au Burkina Faso, 4 ans après avoir lancé la formation d’infirmiers au soulagement de la douleur dentaire à Orodara, l’AOI a observé, lors d’une mission d’évaluation effectuée en 2008, que l’opération était pérennisée par un médecin sur place.
L’AOI intervient aussi en France. Elle prépare actuellement, avec un financement de la Direction générale de la santé, la mise en ligne d’un site Internet d’information médico-sociale pour l’accès aux soins bucco-dentaires des catégories précaires de la population.
Plutôt que la prestation de soins, l’AOI a choisi depuis plusieurs années d’accompagner des projets dans les pays en développement. Comment ce type d’action qui s’apparente au « consulting » est-il perçu par la profession ?
Une partie des confrères continue de penser que nous finançons des opérations pour envoyer des confrères soigner directement sur place ceux qui en ont besoin. La difficulté est de faire comprendre que notre démarche est celle de « facilitateur » de projets en faveur de la santé bucco-dentaire. Ce n’est peut-être pas très parlant au premier abord mais les résultats sont là. En réalité, il y a un vide énorme entre le peu de reconnaissance de notre action au sein de la profession et, au contraire, les soutiens solides sur lesquels nous pouvons nous appuyer à l’extérieur : des ONG qui agissent dans le domaine de la santé, les universités et le ministère des Affaires étrangères qui octroie des fonds pour nos actions. Mais son apport ne sera jamais supérieur à la moitié de la somme nécessaire à un projet… Nous avons donc absolument besoin d’autres sources de financement.
Quels nouveaux financements ?
Nous devons encore plus communiquer pour intéresser nos confrères. Aujourd’hui, 300 chirurgiens-dentistes sont membres de l’association et 1 500 sont des membres sympathisants qui se fournissent régulièrement en cartons de rendez-vous ou cartes de vœux. Avec le lancement récent de l’opération « Cabinet partenaire », nous observons un changement favorable dans les comportements.
Avec le drame haïtien et notre présence sur place par l’intermédiaire de Françoise Ponticq, les institutions de la profession ont réagi. L’ordre et la CNSD se sont manifestés et ont relayé notre appel à dons dans leur média.
Et la CNSD y a largement participé.
Qu’est-ce que cette opération « Cabinet partenaire » ?
Elle est le résultat d’une réflexion qui a été menée avec des bénévoles, anciens d’HEC bénévoles. Notre but était justement de mieux impliquer la profession dans notre démarche. Au-delà de nos traditionnelles cartes de rendez-vous, nous voulions établir un lien continu avec les chirurgiens-dentistes et valoriser l’ensemble du cabinet dentaire, en nous tournant aussi vers les patients. En adhérant à l’opération « Cabinet partenaire », le cabinet s’engage à verser l’équivalent d’un acte par mois, une consultation ou un détartrage… Il dispose d’affiches à mettre dans sa salle d’attente, de dépliants explicatifs et de cartes de rendez-vous qui rappellent cet engagement. Nous démarrons et espérons que de nombreux cabinets adhéreront à cette initiative.
Comment faites-vous connaître cette opération ?
Nous avons commencé par lancer des actions de proximité. À l’occasion de réunions professionnelles dans les départements, nous intervenons avec une courte présentation de l’opération en début de réunion. Cette méthode, utilisée jusqu’à présent dans 3 départements – le Maine-et-Loire, le Bas-Rhin et l’Oise –, donne de bons résultats. Nous comptons aussi sur les médias pour relayer l’information !