Clinic n° 03 du 01/03/2010

 

RÉPONSE D'EXPERT

François DURET  

Notre expert :Docteur en chirurgie dentaireet en sciences odontologiques, maître en sciences et docteur d'état en médecine/BH.

Nul ne peut ignorer la révolution numérique de notre profession. La prothèse dentaire tourne en ce moment même une nouvelle page, en offrant des possibilités que nous considérions hier comme des rêves ! Des prothèses de meilleure qualité, plus résistantes, plus biocompatibles et plus esthétiques sont désormais à notre portée. Qui mieux que François Duret, à l'origine d'innombrables innovations dans notre profession, pour parler de sa première invention à 22 ans : la révolution CFAO ?

La CFAO, c'est quoi exactement ?

Derrière ce terme générique que tout le monde connaît - CFAO ou Conception et Fabrication Assistées par Ordinateur » (CAD/ CAM* en anglais) - se cache une technique à la fois complexe, évolutive et fondamentale. En plus de cela, la CFAO dédiée, c'est-à-dire s'appliquant à un domaine précis comme la dentisterie, peut aller de la simple évolution technologique à la remise en cause de principes fondamentaux millénaires qui guident notre esprit pour appliquer notre créativité. Sa définition est donc très difficile.

Elle recouvre l'aspect « conception » (création, modification, établissement des règles d'action...), l'aspect « fabrication » (usinage sous toutes ses formes, matériaux...) mais aussi la liaison entre la conception et la fabrication (dialogue, connexion, Wi-Fi, Internet, langage spécifique ou universel...).

La CFAO n'est pas seulement cela, elle est beaucoup plus : c'est une « technique dans laquelle l'homme et l'ordinateur sont rassemblés pour résoudre des problèmes »... N'oublions pas que derrière « assistées » se cache une notion où l'homme reste le maître avec tout son savoir-faire et toute sa créativité. Plus encore, la CFAO ne se limite absolument pas à la fabrication de prothèses comme nous le lisons trop souvent. Elle conçoit et utilise tous les outils numériques applicables sur le modèle scanné pour appliquer les diagnostics médicaux informatisables (ODF...) et l'intelligence artificielle ou autres systèmes experts. C'est une méthode universelle s'appliquant sur un objet réel dont on connaît les caractéristiques physiques.

C'est sans doute la raison pour laquelle les Anglo-Saxons se sont toujours refusés à fusionner les deux fonctions : CAO et FAO en CFAO (CAD/CAM). Pour eux la fonction est complémentaire mais différente. Cette vue permet de mieux cerner cette définition plus complexe qu'il n'y paraît.

La CAO introduit deux notions fondamentales, celle du dialogue homme-machine où seront utilisées au mieux les qualités de l'homme (connaissance, synthèse, inventions...) et celle de la représentation de l'objet qui devra toujours être sous une forme accessible à l'utilisateur et/ou aux logiciels d'analyse et de proposition. C'est ce dialogue qui a gêné nos aînés mais que maîtrisent parfaitement les nouvelles générations.

La FAO, deuxième étape de la procédure, est pour sa part l'utilisation de l'outil informatique pour planifier, gérer et contrôler les opérations de fabrication, la fabrication elle-même n'étant plus que l'étape finale. C'est surtout cet aspect qui remet en cause toute la structuration de notre exercice quotidien et plus particulièrement nos relations entre chirurgiens-dentistes et prothésistes.

En quoi la CFAO en prothèse dentaire se différencie-t-elle de la CFAO en général ?

Je n'aime pas cette expression « CFAO en prothèse dentaire ». Elle est à la fois restrictive dans sa fonction et limitative dans ses applications. Parlons de CFAO dentaire (et médicale).

La différence entre la CFAO en général et la CFAO dentaire est une notion historique.

Pour cela, il faut se rappeler que l'invention de la CFAO dentaire s'est faite en décembre 1970. La chaîne qui a été alors définie et présentée était fondamentalement différente de ce qui était connu et imaginable à l'époque. Depuis elle a été copiée par toutes les branches de l'industrie, ce qui est en parfaite harmonie avec les règles du monde scientifique.

Ce n'est pas l'inverse, en effet :

• elle a été la première application connue à avoir proposé une chaîne complète : conversion analogique/digitale, modélisation, dialogue homme-machine, gestion des règles de conception puis de fabrication, conversion digitale/ analogique, fabrication de la pièce prothétique. Jusqu'à présent, les opérateurs travaillaient sur des objets qu'ils avaient créés à l'écran et dont les architectes étaient les plus friands (la notion de conversion analogique/digitale n'existait pas) ou alors, comme M. Béziers à la régie Renault, ils reproduisaient exactement la forme mesurée par le capteur pour éviter les sculptures manuelles fastidieuses de modèles design ;

• elle a été la première application connue où l'objet en bout de chaîne (la prothèse) était fondamentalement

de l'objet qui rentrait dans la chaîne (la préparation). Il ne s'agissait plus de reproduire

objets identiques ;

• elle a été la première application connue à programmer des règles régissant ces transformations dans le respect du métier l'utilisant (on a défini informatiquement les ordres à suivre pour obtenir une belle prothèse à partie d'une préparation). L'objet était donc toujours différent et respectait son milieu.

Il faut retenir, me semble-t-il, que c'est surtout la première méthode qui a introduit la notion de numérisation d'un objet quelconque (la bouche du patient) conduisant, grâce à cette chaîne complexe CFAO, à la fabrication de quelque chose de différent et complémentaire.

La dentisterie a inventé la chaîne complète de CFAO telle que nous l'entendons aujourd'hui. Elle est identique aux autres systèmes car ses industriels y ont vu un nouveau domaine d'application (et non l'inverse).

Quelles sont les grandes étapes de réalisation d'une restauration partielle ou unitaire totale ?

Nous avons tout d'abord le captage des données, c'est-à-dire le relevé des points constituant la surface de la ou des préparations. On appelle cette étape la conversion analogique/digitale. Pour cela il existe deux voies distinctes :

• la prise d'empreinte optique directement en bouche. Le maître de cette technologie est aujourd'hui le Cerec de Sirona suivi de plus en plus près par le Lava Cos de 3M ESPE (fig. 1)

. D'autres systèmes apparaissent et continueront à contribuer à l'implantation de plus en plus importante de la méthode directe ;

• la prise d'empreinte à l'aide de palpeurs mécaniques supplantés de plus en plus par les scanners optiques (fig. 2)

. Cette empreinte optique est indirecte car elle oblige à passer par l'empreinte traditionnelle qui, après coulée, sera scannée dans ces appareils présents le plus souvent dans les laboratoires.

Les données ainsi collectées sont envoyées dans l'ordinateur sous forme de points, on appelle cela un nuage de points, qu'un logiciel de modélisation utilisera pour reconstituer une surface continue représentant la préparation et son environnement (fig. 3)

. On appelle cela « étape » ou « phase de modélisation » du modèle et/ou de la prothèse.

Commence alors le dialogue homme-machine : après avoir défini la dent traitée, le matériau utilisé, le nom du patient..., les limites de la ou des préparations (ligne de finition, zones de contact...) sont interactivement tracées/contrôlées à l'écran. Cette étape passée, le logiciel de CAO « dentaire », connaissant l'épaisseur désirée pour le ciment, proposera un modèle de dent dit théorique et l'adaptera partiellement sur la ou les préparations (fig. 4)

. L'opérateur dispose d'outils « virtuels » lui permettant de finir manuellement à l'écran les adaptations qu'il pourrait juger nécessaires comme le respect et le type de l'occlusion (dans les systèmes les plus sophistiqués).

La future reconstitution étant « modélisée » (fig. 5) , elle sera transformée en données spécifiques reconnaissables par la commande numérique de la machine-outil. Le passage du modèle virtuel à la prothèse réelle est appelé conversion digitale/analogique.

Cette réalisation peut se faire par soustraction (fraiseuse, électroérosion, ultrason) ou par addition (prototypage rapide, projection plasma, fusion ponctuelle...).

Quelles sont les matières pouvant être usinées en CFAO ?

Tous les matériaux.

C'est indiscutablement l'un des apports les plus fondamentaux de la CFAO à la dentisterie. Elle a permis à notre science de s'ouvrir à tous les matériaux usinables.

Dans ce choix immense apparaîtront, année après année, de nouveaux matériaux, la zircone étant l'exemple le plus évident aujourd'hui. Quasiment inutilisable en méthode traditionnelle, la CFAO l'a rendue accessible pour le bien-être esthétique des patients.

Pouvoir faire varier mathématiquement et homothétiquement (ou non d'ailleurs) le volume et la modélisation de 10 à 30 % a rendu possible le fait de travailler la zircone sous forme TZP (Tetragonal Zirconia Polycrystals), même si la HIP (Hot Isostatic Pressure) est elle aussi réalisable en CFAO dentaire.

Demain, ce sera sur des critères d'orientation des composants des matériaux hétérogènes que nous travaillerons.

Quelles étaient les contraintes d'hier et quelles sont celles d'aujourd'hui ?

Vous voulez sans doute parler des matériaux.

Hier, le grand critère qui dirigeait la sélection était la réponse à la question : ce matériau est-il utilisable par les techniques dont nous disposons dans nos laboratoires privés ? L'injection (cire perdue) étant la plus pratiquée, cela réduisait notre champ d'investigation à moins de 2 % des matériaux disponibles sur terre. Ensuite, le critère de biocompatibilité affinait la sélection. Il ne restait plus grand-chose : certains alliages métalliques, les résines et certaines céramiques.

Aujourd'hui, tout ou presque étant usinable (fig. 6 et 7), nous passons directement au critère de « biocompatibilité » et pouvons concentrer notre effort sur l'action médicale, coeur de notre métier.

Les contraintes d'aujourd'hui sont en rapport avec les faibles développements engagés sur cette voie qui paraît néanmoins pleine de promesses. Nous restons encore trop traditionnels et nous nous rassurons en utilisant des « céramiques ». Cela me rappelle les premières automobiles qui ressemblaient plus à une calèche qu'à une voiture ! La contrainte d'aujourd'hui est humaine, pas technique. Lorsque la contrainte technique apparaîtra pour la CFAO dentaire, ce qui ne manquera pas d'arriver un jour, nous aurons un choix immense de matériaux.

Une prothèse fabriquée selon le procédé de CFAO est-elle de meilleure qualité qu'une autre ?

Si l'on en croit les utilisateurs principaux, les prothésistes équipés de CFAO, la réponse est oui.

Cherchons plutôt les raisons de cette réponse :

• au niveau de l'empreinte, la méthode optique est à la fois plus précise et plus respectueuse du modèle sur lequel nous allons travailler. Le fait de numériser rend indéformable les données de la position spatiale de chacun des points constituant la surface de notre préparation. Il n'en est pas de même de notre empreinte en alginate, même si nous mettons des cotons mouillés... Ces points sont connus sous la forme d'un registre d'information, une matrice {x, y, z...} indéformable puisque numérique, et plus l'informatique progressera, plus la résolution (nombre de points) sera élevée. Il en sera de même de la précision qui évoluera avec la progression des méthodes et des capteurs (CCD, Cmos). Pour donner un exemple, le premier système de CFAO dentaire utilisait 250 000 points par vue, aujourd'hui nous parlons de 30 millions ! ;

• au niveau du transfert cabinet-laboratoire, la transmission numérique respecte plus l'empreinte que la multitude de coulées, copies..., sans parler de son transport, même si l'empreinte est en plâtre ;

• au niveau de la modélisation, le fait de pouvoir travailler sur une « maquette » grossie à l'écran rend évidemment plus faciles et plus précises les interventions. Bientôt, le travail se fera sur des modèles virtuels 3D « hors de l'écran », comme l'opérateur le faisait sur son « modèle en plâtre », mais il ne risquera plus de le déformer, de l'user ou de le casser. La boucle sera bouclée ;

• enfin, la fabrication par CFAO de la prothèse permet de contrôler sa réalisation sur des critères mécaniques précis, spécifiques à chaque prothèse et modulables plutôt que sur des observations empiriques et générales (revêtements hygroscopiques...).

Pour le reste, les contraintes sont les mêmes : un travail sérieux et respectueux des propriétés physiques, chimiques et biologiques du matériau est la règle. Certes, la traçabilité des matériaux, impossible dans le passé, est devenue obligation en CFAO, mais il faut que les conditions de manipulation finales soient respectées dans les deux techniques.

Les différents procédés actuellement disponibles sont-ils comparables ?

Non, mais vous en aurez toujours pour l'équivalent de l'argent que vous investirez !

Les procédés ne sont pas comparables. Il existe une relation directe entre les performances de la machine et son prix de vente. Les fabricants de matériel CFAO ne font pas leur marge principale sur l'appareillage mais sur le consommable, mises à jour, évolutions et service après-vente compris. Plus le système offre d'options (couronnes, bridges, occlusion, implants...), plus il est cher.

Les petits appareils sont limités en application et ne sont pas utilisables en cabinet dentaire car ils obligent à un travail de préparation (du modèle pour le scanner) et de finition que seul le prothésiste maîtrise. Les gros appareils sont très coûteux et ne peuvent intéresser que de gros laboratoires ou des regroupements du type SCM. Les équipements décentrés (le scanner, voire la CFAO sont dans le cabinet/laboratoire alors que la fabrication est assurée par une centrale industrielle) réduisent le coût mais augmentent la complexité de la chaîne de fabrication.

Il existe une vraie famille de produits pour le cabinet dentaire où le Cerec est indiscutablement le chef de file. Ses résultats sont excellents et sa maniabilité conforme aux exigences d'un cabinet dentaire. Le Lava Cos est en train de faire sa place sur des bases techno-scientifiques solides et sérieuses. Je suis plus réservé sur les quatre autres appareils pour le cabinet dentaire que je ne connais pas assez pour les juger. Un chirurgien-dentiste, qui n'a pas de laboratoire intégré, devra sans hésiter se tourner vers ce type de matériel, les autres appareils ne pouvant être maîtrisés que par les prothésistes.

Quelle démarche devons-nous faire pour accéder et adopter la CFAO ?

Elles sont financières puis cliniques, la manipulation venant d'elle-même car les fabricants ont d'excellents formateurs. La peur d'un appareil ne doit pas être un facteur car de 1 à 3 jours de bonne formation, suivant votre niveau informatique, suffiront. Pensez à bien opter pour un suivi téléphonique la première année (très important, car les questions que l'on se pose apparaissent lors des premières manipulations solitaires).

D'abord, il faut vérifier rapidement que la rentabilité du système est possible dans votre exercice quotidien. Pour cela, il faut tout ramener au coût mensuel/trimestriel de l'appareil :

• vous avez des frais fixes qui sont le leasing (prendre toujours un leasing avec upgrade/reprise car les appareils évoluent de plus en plus vite), le coût de la maintenance (important pour les calibrations des appareils...) et des assurances ;

• vous avez des frais variables qui sont fonction de vos prévisions d'utilisation : le coût de la préforme (bien savoir si vous faites plus de céramiques, de provisoires...), le coût de l'outillage de la machine-outil (outils, lubrifiant...), le coût-homme si ce n'est pas vous qui manipulez (compter, par sécurité, 1 h minimum par élément) et, éventuellement, les consommables (électricité, eau...).

Vous arriverez à 2 sommes, l'une invariable (si j'ose dire) et qui devra être payée quel que soit votre degré d'utilisation, et l'autre variable qui augmentera avec votre utilisation réelle. Vous tracez ensuite 2 droites sur un graphique où vous avez en ordonnée le nombre d'éléments réalisés par mois et en abscisse le coût moyen de l'élément. La première droite sera celle qui correspond au coût actuel payé en utilisant la méthode traditionnelle (c'est une croissance régulière partant du point [0.0]) et une autre où vous aurez le coût en utilisant la CFAO dentaire (elle croisera l'abscisse à la valeur des frais fixes mais sa croissance sera plus rapide). Ces 2 droites se croiseront en un point important appelé point de rentabilité. Ce point vous indique, en ordonnée, le nombre minimal d'éléments qu'il faut faire mensuellement (trimestriellement) pour que l'achat soit rentable. Ce graphique vous indiquera aussi l'économie réalisée au-delà de ce nombre minimal de rentabilité. En général, ce point se trouve entre 25 et 30 éléments par mois pour un cabinet dentaire. Vive les cabinets de groupe (fig. 8)!!

Il va de soi que cette présentation est simpliste. Si vous souhaitez franchir le pas, refaites ce calcul avec votre comptable. Elle exclut la joie de manipuler ce merveilleux outil ou celle de travailler avec son prothésiste, compagnon indispensable qui peut se charger de la CFAO. Cela ne se calcule pas !

Elle ne tient pas compte non plus des économies de temps et de l'image que vous donnez de votre exercice professionnel.

Ensuite, il faut vérifier si le matériel correspond à votre mode de préparation et à celui exigé par vos matériaux préférés (ce sont les matériaux qui limitent la préparation, ce n'est pas l'empreinte optique). Pour ne pas être déçu, je vous conseille de tester plusieurs systèmes avec vos propres modèles. N'utilisez jamais de modèles de démonstration. Votre modèle devra, de préférence, avoir 2 incisives centrales du bas particulièrement hautes et rapprochées, préparées par vos soins. L'empreinte optique réalisée sur ce type de préparation est la plus difficile à numériser. Elle n'aime pas les préparations verticales et/ou rapprochées !

Pour la modélisation, il n'y a rien à dire car tous les systèmes sont aujourd'hui excellents. Comme vous choisissez une voiture, vous préférerez un système plutôt qu'un autre, cela vous sera personnel. La gentillesse et la compétence de votre formateur y seront pour beaucoup !

Enfin, vous devrez aller jusqu'à la réalisation de la pièce prothétique pour bien contrôler la finition, en particulier au niveau de sa tenue, du respect de la ligne de finition que vous avez tracée à l'écran et de la qualité de l'occlusion si elle existe.

Cette première étape passée avec succès, essayez d'autres types de prothèses comme des inlays-onlays et des bridges postérieurs particulièrement divergents.

Une très bonne méthode aujourd'hui pour rentrer dans le domaine de la CFAO est de commencer en association avec votre prothésiste : à vous la caméra endobuccale (ou le scanner) et à lui le reste de la chaîne. C'est à mes yeux une excellente entrée en matière et le début d'une collaboration pleine d'avenir.

Lectures conseillées

    * Computer Aided Design and Manufacturing.