La numérisation des biens culturels semble être un enjeu majeur au début du XXIe siècle. Au-delà des affrontements provoqués par la remise en cause d'intérêts multiples, l'internaute peut voir le monde changer sous ses yeux.
Avec ses 10 millions de livres numérisés, Google apparaît comme le champion incontesté, loin devant le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France, qui propose tout de même 145 000 ouvrages, ou le projet Europeana qui peine à se développer. Cette position dominante donne des ailes au géant de l'internet. Multipliant les accords tous azimuts, il dévoile de plus en plus clairement des objectifs commerciaux fondés sur une situation de quasi-monopole et commence à susciter des inquiétudes. Ce n'est pas la révélation des conditions léonines acceptées par plusieurs bibliothèques européennes, dont celle de Lyon pour la numérisation de son fonds historique, qui pourra apaiser les esprits. En effet, la firme se réserve l'exploitation commerciale des fichiers pendant 25 ans, ainsi que l'exclusivité de leur indexation. De plus, l'exemplaire qui revient à la bibliothèque voit son usage limité, ne pourrait pas être partagé avec d'autres établissements en ligne.
Déjà les pouvoirs publics s'alarment. Un « comité des sages » est créé à l'initiative des ministres de la Culture de l'Union européenne et, en France, le rapport Tessier, remis le 12 janvier au ministre de la Culture, tente de proposer des solutions. Sans diaboliser Google, il propose de donner plus de moyens aux établissements publics afin que ceux-ci puissent négocier d'éventuels partenariats dans de meilleures conditions. Mais c'est probablement l'annonce du plan de numérisation des biens culturels, le 14 décembre dernier par le président de la République, qui devrait marquer un tournant. S'il se concrétise, les 750 millions d'euros levés dans le cadre du grand emprunt constitueraient un changement d'échelle inédit, la BNF consacrant actuellement 7 millions d'euros par an à la numérisation.
En attendant, faisons une petite expérience et partons à la recherche du livre de Pierre Fauchard, Le chirurgien-dentiste, ou le traité des dents. Une requête sur Google permet de trouver plusieurs versions numérisées. Gallica offre l'édition de 1746(1) alors que Google Books propose celle de 1786, avec en prime un accès en mode texte(2). Toutefois, la typographie du XVIIIe siècle rend le résultat aléatoire. Mais c'est sur le site de la bibliothèque interuniversitaire de médecine et d'odontologie (BIUM) que l'on trouvera, outre un exemplaire de l'édition de 1728, tout un corpus d'explications ainsi qu'un renvoi vers un catalogue de plus de 109 ouvrages anciens sur l'odontologie(3), comme cet incroyable livre d'Urbain Hémard intitulé Recherche de la vraie anatomie des dents, nature et propriété d'icelles, datant de 1582(4).
Il n'en faudrait pas plus pour reconnaître, avec l'historien Roger Chartier, que le changement de support modifie la nature de l'écrit(5). Nous pourrions ajouter que l'esprit dans lequel ce transfert est réalisé affecte également le devenir des textes.
(1) Gallica. Le chirurgien-dentiste (1746) : :/12148/bpt6k106170j
(2) Google Books - Le chirurgien-dentiste (1786) :
(3) BIUM - Le chirurgien-dentiste (1728) : ?cote =31332&do=livre
(4) BIUM - Sources de l'odontologie :
medica/odonto.htm
(5) Le Monde, 26 octobre 2009 - L'avenir numérique du livre, par Roger Chartier :