ODONTOLOGIE PÉDIATRIQUE
Cécile BADET* Sylvie DAJEAN-TRUTAUD** Mathieu DERBANNE*** Marie-Marguerite LANDRU**** Javotte NANCY*****
*MCU-PH, UFR Odontologie de Bordeaux
**MCU-PH, UFR Odontologie de Nantes
***Ancien AHU
Unité de recherches biomatériaux innovants
et interfaces (URB2I) – EA 4462,
UFR Odontologie – Université Paris Descartes
****MCU-PH, Service d’Odontologie – Groupe
hospitalier Henri-Mondor – Albert-Chene-
vier, Hôpital Albert-Chenevier – Créteil
*****MCU-PH, UFR Odontologie
16-20, cours de la Marne
33082 Bordeaux cedex
06 83 00 15 48 –
La carie précoce de l’enfance (appelée auparavant « syndrome du biberon ») est une forme clinique virulente et évolutive de la carie dentaire. Elle revêt des conséquences multiples : la douleur occasionnée gêne l’alimentation et le sommeil. La perte ou l’aspect inesthétique des dents antérieures perturbe la vie sociale de ces enfants. Enfin, la croissance et les fonctions orales ne peuvent plus s’accomplir correctement. Malgré des thérapeutiques curatives et préventives fiables, les enfants atteints conservent un risque carieux élevé qui s’abaissera avec le sérieux et la régularité du suivi parental.
Les objectifs de cet article sont de :
• rappeler les notions d’écosystème et de virulence bactérienne ;
• donner des éléments pour poser le diagnostic précoce de cette pathologie ;
• rétablir la santé orale sur les plans biologique, fonctionnel et esthétique.
Les bactéries de la lésion carieuse : de la surface à l’abysse pulpaire
Le biofilm dentaire constitue une communauté riche (fig. 1) et (2), susceptible d’abriter des éléments pathogènes. Les bactéries cariogènes sont normalement en compétition écologique avec les autres bactéries commensales de la plaque et restent donc, dans les conditions physiologiques, en faible pourcentage. Le processus carieux résulte d’une rupture de l’équilibre de l’écosystème buccal (apport excessif et répété de sucres, accumulation bactérienne, hyposialie…) qui se traduit par une augmentation anormale du taux de bactéries cariogènes. Streptococcus mutans, sans être l’agent microbien spécifique de la carie dentaire, est certainement l’un des micro-organismes capables de participer le plus activement au processus carieux. Cette capacité est due, d’une part, à ses propriétés d’adhérence qui lui permettent de rester suffisamment longtemps au contact des tissus dentaires pour provoquer une déminéralisation et, d’autre part, à sa faculté de survivre à des niveaux de pH très bas. Il est maintenant reconnu que plus un enfant est infecté tôt par cette espèce bactérienne, plus le risque de voir apparaître des caries avant l’âge de 3 ans est élevé.
La progression de la lésion sera ensuite le théâtre d’une compétition sévère entre différents micro-organismes, se traduisant par une diversification de la flore. Chez l’enfant, la présence de lactobacilles dans les caries coronaires est incontestable. Selon McGrady et al. [1], elle pourrait être liée à l’affinité de ces bactéries pour le collagène, composant organique le plus élevé de la dentine (90 % de sa phase organique), et qui reste intact malgré la déminéralisation.
Enfin, lorsque la lésion carieuse atteint le tissu pulpaire, une flore polymicrobienne se développe en fonction d’un certain nombre de facteurs environnants (glucides et protéines sériques notamment) [2], [3].
Malgré une baisse de la prévalence de la maladie carieuse, il n’est pas rare de voir arriver en consultation des enfants très jeunes et polycariés. Mauvaises habitudes alimentaires, faible hygiène bucco-dentaire (fig. 2) et les connaissances inadaptées en santé conduisent à la carie de la petite enfance (CPE), ou early childhood caries (ECC) des Anglo-Saxons.
Sa définition donnée par l’American Academy of Pediatric Dentistry [4], [5] est :
« La présence d’au moins une surface dentaire déminéralisée (avec ou sans cavitation), absente (en raison de la carie) ou obturée sur toute dent chez un enfant de moins de 6 ans. Chez un enfant de moins de 3 ans, toute surface dentaire lisse cariée signe une CPE sévère (S-ECC). »
Les conséquences d’une telle atteinte carieuse aussi extensive et rapide sont multiples. En effet, du fait de la douleur, l’enfant ne peut plus s’alimenter, ne se brosse plus les dents, dort mal, ne joue plus et ne sourit plus. La perte ou l’aspect inesthétique des dents antérieures perturbent la vie sociale de ces enfants. La croissance générale et maxillo-faciale et les fonctions orales ne peuvent plus s’accomplir correctement. Enfin, les relations familiales et sociales peuvent se dégrader.
La carie de la petite enfance débute sournoisement, l’alternance des phases de déminéralisation et reminéralisation masquant la cavitation. Dès la rupture du rempart d’émail, la destruction tissulaire sera inéluctable et rapide.
Le diagnostic est posé grâce à l’apparence clinique typique associée à la rapidité de l’évolution.
Il existe trois niveaux d’atteinte :
• Type 1 : atteinte légère à modérée. Présence de taches blanches de déminéralisation sur les incisives supérieures entre 2 et 5 ans (fig. 3) ;
• Type 2 : atteinte modérée à sévère. Atteinte des faces palatines des incisives supérieures avec plus ou moins de caries sur les molaires selon l’âge. Les incisives inférieures restent intactes (fig. 4) ;
• Type 3 : atteinte sévère. Toutes les dents portent des caries rampantes entre 3 et 5 ans, y compris les incisives inférieures (fig. 5) ;
Le diagnostic est facile à poser ; malheureusement, les enfants sont rarement repérés avec une atteinte de type 1 car, pour la plupart des parents comme des professionnels, la présence de taches blanches ne signifie pas « caries ». De plus, il est peu répandu de consulter un chirurgien-dentiste en l’absence de douleurs et il l’est encore davantage de le faire chez un enfant très jeune.
La causalité doit être recherchée, notamment au niveau du mode d’alimentation, pour être corrigée si l’on veut avoir un maintien durable des résultats cliniques obtenus dans le cadre d’une prise en charge thérapeutique.
Outre les facteurs de risque bien connus en ce qui concerne la carie dentaire, la CPE fait intervenir des facteurs spécifiques :
• implantation précoce de bactéries cariogènes en bouche. (partage de cuillers…) ;
• immaturité :
– des systèmes de défense,
– de la flore buccale de l’enfant,
– de l’émail ;
• dysplasies amélaires ;
• peu ou pas d’hygiène ;
• biberon contenant un liquide autre que de l’eau pendant la nuit ;
• appartenance de l’enfant à un groupe à risques [6] :
– avec des besoins de santé spécifiques,
– issu d’un milieu défavorisé,
– avec une faible exposition au fluor topique et systémique,
– avec une diététique et des modes alimentaires inadaptés,
– avec un entourage porteur de caries,
– avec des caries visibles, de la plaque et des zones de déminéralisation.
L’enfant porteur de CPE est un patient à risques carieux individuel élevé. Son profil est celui d’un patient qui présente plusieurs facteurs de risque individuels et collectifs.
Une prise en charge comportementale adaptée à l’enfant et aux parents, une prise en charge préventive faite de conseils et de mesures ciblés, régulièrement renouvelés, permettent de gommer l’idée de fatalité, de rétablir la santé orale et de réconcilier l’enfant avec sa cavité buccale. [7]
La prise en charge doit être très précoce car l’évolution des lésions carieuses est fulgurante et globale, allant du traitement des lésions carieuses au remplacement des dents extraites en passant par la correction des étiologies (fig. 6) et (7).
Le traitement de cette pathologie :
– est un acte à visée restauratrice mais aussi psychologique permettant de limiter le handicap social ;
– s’articule autour de trois compétences : savoir conserver, savoir extraire, savoir remplacer ;
– met en œuvre des techniques parfois simplifiées mais toujours exigeantes ;
– utilise des stratégies complexes en raison de l’éruption ;
– doit être rapide pour endiguer le processus carieux ;
– est difficile car les patients concernés sont souvent très jeunes, certaines dents étant atteintes dès leur éruption ;
– est conçu pour accompagner la croissance et réhabiliter la cavité buccale sur les plans esthétique et fonctionnel. [8]
Le plan de traitement est établi en fonction de la sévérité de l’atteinte et de l’âge :
Ce sont les plans de traitement qu’il est possible de proposer au fauteuil avec pour principe d’arrêter la contagion et d’attendre de pouvoir soigner l’enfant dans des conditions confortables. La prise en charge peut s’accompagner d’une prémédication à l’hydroxyzine et, à partir de 4 ans, avec ou sans MEOPA (fig. 8).
Lors de la première consultation, il faut geler l’évolution des lésions par la pose de CVI, par exemple, ou d’eugénates, car il faut absolument éviter le mode de prise en charge « un rendez-vous, une dent » qui prolonge le processus carieux. Le vernis fluoré sur les taches blanches arrête l’évolution de la lésion vers la cavitation ; cette technique n’impose pas de servitude et demande simplement de venir régulièrement au cabinet (tous les trois mois dans le cas de la CPE). [12], [13]
Si la possibilité d’opérer l’enfant sous anesthésie générale existe, il ne faut pas hésiter car c’est une amélioration de sa santé orale (résolution de la pathologie en un seul geste) et de son futur comportement au fauteuil (pas de souvenir de « bataille »). L’anesthésie générale favorise le retour de l’enfant vers le fauteuil. [14]
Le profil épidémiologique de la maladie carieuse a changé avec l’émergence de la CPE au sein des groupes à risques et il est à regretter que ce changement soit plus rapide que celui de la nomenclature. Le scellement des sillons des molaires temporaires, par exemple, a prouvé son efficacité et constitue une technique indolore et peu invasive pour un enfant déjà apeuré [15].
La prévention de la récidive de lésions carieuses chez les patients traités est primordiale [9], [16], [17], [18].
• Le risque carieux reste souvent élevé : il faut attendre que l’écosystème buccal retrouve un équilibre, ceci se traduisant par l’absence de nouvelle carie dans les deux années.
• Une prise en charge préventive faite de conseils et de mesures ciblés, régulièrement renouvelés, permet de gommer l’idée de fatalité et de faire entrer enfant et parents dans l’action anticarie. Ces conseils adaptés aux facteurs de risques individuels détectés lors de l’interrogatoire de l’enfant et des parents portent sur l’hygiène alimentaire, l’hygiène bucco-dentaire de l’enfant (dentifrices fluorés, brossage) et des parents (chlorhexidine, xylitol).
Un suivi doit être expliqué et organisé dès la première consultation. Il est indispensable car grande est l’envie de revenir à ses habitudes et grand est le risque de récidive pour cet enfant. Le suivi doit permettre l’avènement d’une denture définitive indemne sinon, c’est l’histoire sans fin, une polycarie infantile étant inéluctablement remplacée par une polycarie à l’adolescence (fig. 9). Dans le cadre d’une CPE, après l’administration des différents traitements curatifs et préventifs, le suivi sera trimestriel pendant les deux années suivantes puis semestriel jusqu’à l’installation de la denture définitive.
La consultation d’un de ces patients est le constat de l’échec d’un message de prévention, le patient arrivant « trop tard ». Ces pathologies sont le résultat d’un déficit d’information de notre part mais aussi de celle des autres professionnels de santé.
La prévention de la CPE passe pourtant par des gestes simples parfois ignorés.
Des informations doivent être données aux femmes enceintes, aux parents, aux professionnels de santé ou non de la petite enfance, sur la carie précoce. Des conseils de vie quotidienne doivent être énoncés et relayés par les spécialistes du petit enfant.
Une consultation dentaire, dès l’âge de 1 an, doit être suggérée pour les enfants à naître. Tout doit être fait pour mettre en place un environnement propice à l’arrivée des dents permanentes.
Les signes cliniques prodromiques de la CPE devraient être connus de tous les professionnels de la petite enfance (pédiatre, généraliste, chirurgien-dentiste, personnel de crèche, personnel scolaire…) afin d’éviter à l’enfant une pathologie lourde de conséquences.
Remerciements aux :
• Dr Patrick ROUAS, MCUPH
Odontologie pédiatrique, Bordeaux : fig. 1, 3, 4 et 5
• Pr Georges DORIGNAC, Bordeaux : fig. 9