PATHOLOGIE
Abdelkader BENNANI* Wafae EL WADY** Bouchra TALEB***
*Résident en odontologie chirurgicale,
Service d'odontologie chirurgicale, CCTD, Centre hospitalier Ibn-Sina,
Faculté de médecine dentaire de Rabat,
BP 6212, Madinat Al Irfane,
Rabat, Maroc.
**Professeur de l'enseignement supérieur en odontologie chirurgicale.
***Professeur agrégé en odontologie chirurgicale.
Service d'odontologie chirurgicale, CCTD,
Centre hospitalier Ibn-Sina, Rabat, Maroc.
L'hyperodontie, ou polyodontie, est une augmentation quantitative totale ou partielle d'une formule dentaire normale. Les dents surnuméraires peuvent être uniques ou multiples, de siège unilatéral ou bilatéral dans les maxillaires, isolées ou associées à une pathologie syndromique. Elles sont souvent cliniquement asymptomatiques et de découverte fortuite lors de l'examen radiographique.
Le traitement des cas d'hyperodontie diffère selon les situations cliniques et peut nécessiter parfois une prise en charge multidisciplinaire.
L'incidence des dents surnuméraires varie de 0,05 à 1,7 % en denture temporaire et de 0,1 à 3,9 % en denture permanente [1, 2et 3].
En denture temporaire, une égale distribution sexuelle a été trouvée. Cependant, en denture permanente, les hommes sont plus fréquemment affectés que les femmes avec un sex-ratio entre 1,3/1 et 6,5/1 [1,2].
Les dents surnuméraires font leur éruption dans la cavité buccale dans 15 à 34 % des cas en denture permanente et dans les deux tiers des cas en denture temporaire, la région maxillaire antérieure étant la plus fréquemment touchée (89 et 96 %) [1].
La littérature médicale a fait état de plusieurs théories pour expliquer l'étiopathogénie de l'hyperodontie.
La génétique a été impliquée dans l'hyperodontie en raison de l'apparition de dents surnuméraires chez des jumeaux, des frères et soeurs ainsi que dans les générations séquentielles d'une même famille [1,4].
La transmission génétique se ferait selon un mode dominant lorsque seule la lame dentaire est atteinte et récessif lorsque l'anomalie porte sur d'autres feuillets ou tissus embryonnaires [5].
Les anomalies dentaires (de nombre, de structure, de taille et de forme) résulteraient d'une interaction complexe entre des facteurs génétiques et de développement [1]. Khalaf a rapporté, dans une étude récente, une relation entre la macrodontie et les dents surnuméraires [6]. Il a constaté que le diamètre mésio-distal des incisives maxillaires et mandibulaires et le diamètre vestibulo-lingual de la première prémolaire mandibulaire étaient plus grands chez les patients présentant des dents surnuméraires que chez ceux qui n'en avaient pas.
Une hyperactivité de la lame dentaire donnerait un tableau d'hyperodontie qui peut être expliqué soit par une hyperactivité localisée de la lame dentaire, soit par un clivage du germe dentaire [1,5]. Cette hyperactivité cellulaire est due à une irritation locale ou à une « induction » cellulaire purement accidentelle.
La forme de la dent surnuméraire peut être expliquée par le degré du clivage du germe dentaire. Ainsi, si la division est égale, la dent surnuméraire aura la forme de la dent voisine. Cependant, si elle est inégale, la dent est mal formée.
Les dents surnuméraires peuvent être classées selon leur morphologie ou leur topographie.
En denture temporaire, les dents surnuméraires temporaires sont le plus fréquemment des incisives latérales ou des mésiodens. Cependant, en denture permanente, les dents surnuméraires permanentes ont une morphologie variable.
La dent conique est le plus fréquemment retrouvée ; elle présente une racine mature et peut faire son éruption dans la cavité buccale [1,7]. Dans le premier cas clinique présenté, la mésiodens de forme conique siège en position palatine par rapport à la 11 (fig. 1 à 6). Cependant, dans le second cas clinique, la dent surnuméraire est en position palatine par rapport à la 15 et à la 16 (fig. 7 et 8) et, dans le troisième cas clinique, la surnuméraire conique se situe entre la 12 et la 13 (fig. 9 et 10). Dans certains cas, les dents surnuméraires coniques maxillaires peuvent avoir une orientation inversée (la couronne dirigée vers le haut) et faire leur éruption dans la cavité nasale.
Les dents tuberculées ont la forme d'un barillet avec plusieurs tubercules ou cuspides. Leurs racines sont immatures ou de forme anormale. Contrairement aux dents coniques, elles ont une taille plus importante et font rarement éruption dans la cavité buccale [1,7].
Les dents eumorphiques sont la duplication d'une dent normale. C'est le cas de la troisième incisive maxillaire ou mandibulaire, de la deuxième canine, de la troisième prémolaire mandibulaire ou de la quatrième ou de la cinquième molaire maxillaire ou mandibulaire [1,8].
Dans les cas présentés ici, deux concernent des dents surnuméraires eumorphiques : le premier chez un homme portant une fente labiale supérieure cicatrisée et la dent surnuméraire a la forme d'une incisive latérale (fig. 11 à 13), le second chez un homme de race noire et la dent a la forme d'une prémolaire. Sur le cliché radiographique, on constate que sur les trois prémolaires, deux ont une seule racine et une est biradiculée avec une seule chambre pulpaire et deux canaux pulpaires radiculaires (fig. 14 et 15).
L'odontome est une tumeur odontogène bénigne des maxillaires d'origine épithélio-conjonctive composée des tissus impliqués dans l'odontogenèse dans des proportions variables, sans morphologie dentaire typique, ce qui le différencie d'une dent surnuméraire [10]. On en distingue deux types :
- l'odontome composé, qui se présente sous la forme d'un agglomérat de petites structures odontoïdes morphologiquement reconnaissables ;
- l'odontome complexe, qui est une malformation dans laquelle tous les tissus dentaires sont présents, chacun d'entre eux étant correctement formé mais se disposant de manière totalement anarchique. Nous rapportons le cas d'un tel odontome chez un jeune enfant, associé à une canine et une prémolaire maxillaires retenues (fig. 16 à 18).
Les mésiodens maxillaires ont une forme conique ou tuberculée et siègent souvent en position palatine par rapport aux incisives centrales. Dans le premier cas clinique, la mésiodens siégeant en palatin de la 11 a entraîné l'ingression et la vestibulo-version de cette dent ainsi que l'égression et la palato-version de la 12 (fig. 1 à 3). Les mésiodens sont les dents surnuméraires le plus fréquemment trouvées et elles affectent de 0,15 à 1,9 % de la population [1,7]. La revue des cas de mésiodens chez les jumeaux a montré leur prédominance chez les jumeaux monozygotes, lesquels présentent également le même nombre de mésiodens et une image « en miroir » des mésiodens unilatérales [11].
La paramolaire est une dent molariforme qui évolue entre les prémolaires ou les molaires, ou exceptionnellement du côté palatin ou lingual [1,7]. Dans notre série, deux cas de dents paramolaires sont présentés. La première a une couronne totalement délabrée et siège en position palatine de la 26 (fig.19 et 20). La seconde est de forme conique et se situe en palatin et entre la 15 et la 16 cariée (fig. 7 et 8).
La distomolaire est une dent qui évolue derrière la dent de sagesse [1,7] (fig. 21).
L'odontome composé siège le plus fréquemment dans le secteur incisivo-canin maxillaire. Cependant, l'odontome complexe siège préférentiellement au niveau de la région mandibulaire postérieure.
Les dents surnuméraires sont souvent cliniquement asymptomatiques et de découverte radiologique fortuite.
Les dents surnuméraires sont découvertes à la suite de retards d'éruption, d'accidents mécaniques ou, plus rarement, infectieux, tumoraux ou nerveux [5,12].
Dans notre série, toutes les dents surnuméraires ont été découvertes dans la cavité buccale après leur éruption. L'examen clinique de la formule dentaire a révélé aisément des dents en surnombre.
En l'absence d'éruption de la dent surnuméraire dans la cavité buccale, certains signes et symptômes peuvent l'évoquer.
Les signes dentaires, les plus fréquents, sont caractérisés par la rétention d'une ou de plusieurs dents temporaires, la persistance du diastème interincisif, les déplacements des dents voisines et la perturbation de l'articulé [7]. Les dents surnuméraires peuvent être associées à d'autres anomalies dentaires (fusion, agénésie, évagination ou concrescence) [13, 14et 15].
La douleur peut être en rapport avec une sinusite ou une céphalée régressant avec le traitement. Dans notre série, l'examen clinique a montré la présence :
- d'un encombrement dentaire dans deux cas (fig. 1 et 9) ;
- d'un délabrement coronaire par suite d'une pathologie carieuse dans trois cas (fig. 19) ;
- d'une tuméfaction palatine dure, indolore, recouverte par un tissu sain dans deux cas (fig. 1 et 17) ;
- d'un retard d'éruption dentaire des 13 et 14 retenues dans un seul cas (fig. 16 et 17);
- de douleurs dans deux cas.
Dans le cas des dents surnuméraires associées à des pathologies syndromiques, d'autres malformations somatiques ou dysfonctions métaboliques peuvent être associées. Parmi ces pathologies syndromiques, citons :
- les fentes labio-maxillo-palatines [16] ;
- la dysplasie cléido-crânienne, ou maladie de Pierre Marie et Sainton ;
- le syndrome de Down, ou syndrome de la trisomie 21 ;
- le syndrome de Gardner ,ou polypose rectocolique familiale [17,18] ;
- le syndrome oro-digito-facial de type 1, ou syndrome de Papillon-Leage et Psaume, caractérisé par une dysmorphie faciale (saillie des bosses frontales, asymétrie faciale, hypertélorisme, racine du nez et étage moyen de la face aplatis), des malformations de la cavité buccale (pseudofissure de la lèvre supérieure, fente palatine, langue bifide, palais ogival, fixation de la langue par le frein, dentition anormale) et des doigts (syndactylie, brachydactylie, clinodactylie, polydactylie) [18] ;
- le syndrome de Sturge-Weber, qui est une malformation vasculaire congénitale affectant la peau, les yeux et le système nerveux central. Les enfants naissent le plus souvent avec un angiome et sont très fortement prédisposés au glaucome et à l'épilepsie [18] ;
- le syndrome de Fabry-Anderson, qui est une maladie lysosomale génétique liée au chromosome X. Les signes cliniques débutent dans l'enfance par des douleurs des extrémités et des signes dermatologiques (angiokératomes) et, par la suite, se développe une maladie de surcharge multiviscérale [18].
Dans notre série, il y a deux cas de dents surnuméraires associés à une fente labiale supérieure cicatrisée homolatérale, l'un chez une patiente âgée de 22 ans (fig. 9) et l'autre chez un homme âgé de 28 ans (fig. 11 et 12).
En l'absence de tout signe clinique, le diagnostic de dent surnuméraire est radiologique. Il fait appel dans la majorité des cas aux techniques standard (radiographie panoramique, rétroalvéolaire, occlusale, téléradiographie de profil) qui permettent [19] :
- de confirmer la position dentaire dans les trois plans de l'espace (mésio-distal, vertical et vestibulo-lingual ou palatin) ;
- d'apprécier le volume, l'orientation et les rapports avec les structures anatomiques avoisinantes.
L'exploration tomodensitométrique est réservée aux cas d'odontome ou de dents surnuméraires multiples situées en position haute ou basse ou associées à une pathologie kystique ou tumorale [19].
Le traitement des dents surnuméraires fait appel, dans la majorité des cas, à leur avulsion comme dans le septième cas clinique. Cependant, le traitement des cas de mésiodens est plus complexe et peut faire appel à des techniques chirurgico-orthodontiques.
Après avulsion de la dent surnuméraire, le traitement orthodontique consiste en la réouverture d'un espace suffisant pour l'éruption des dents permanentes suivie d'une période de temporisation [3,7]. En l'absence d'une éruption dentaire spontanée, l'exposition chirurgicale des dents retenues peut être faite par élévation d'un lambeau muco-périosté limité au tiers coronaire, de façon à maintenir une partie du sac folliculaire sur l'émail [7]. Cette exposition est associée à une traction orthodontique minime pour placer la dent dans un bon axe d'éruption. Lorsque l'incisive apparaît en bouche, l'attache est recollée à l'endroit optimal afin de permettre sa mise en place finale sur l'arcade. Cette traction peut durer entre 6 et 18 mois, selon la position originale de la dent. Après dépose du dispositif orthodontique, une période de contention est nécessaire [7].
Dans le premier cas clinique, le traitement a consisté en l'avulsion de la mésiodens et des 14, 34 et 44 pour aménager l'espace sur l'arcade dentaire afin de corriger la dysharmonie dento-maxillaire antérieure. Cette correction a été réalisée par la mise en place d'un dispositif orthodontique multi-attaches. L'anomalie maxillaire dans le sens transversal a été corrigée par la mise en place d'un Quad Hélix pour réaliser une expansion maxillaire (fig. 5 et 6).
Dans le troisième cas clinique, le traitement orthodontique a consisté, après avulsion de la dent surnuméraire, en la correction de la rotation de l'incisive latérale pour fermer l'espace entre elle et la canine adjacente.
Dans certains cas, lorsque la dent surnuméraire est cliniquement et radiologiquement asymptomatique ou lorsqu'elle est profondément incluse, l'abstention thérapeutique et des contrôles radiologiques réguliers sont décidés en accord avec le patient. C'est le cas dans le cinquième cas clinique en raison de la présence d'une dent saine qui a la forme d'une prémolaire mandibulaire. Une restauration prothétique a été décidée pour remplacer les dents adjacentes extraites.
L'hyperodontie est une anomalie dentaire de nombre assez fréquente. Son diagnostic est souvent fortuit à l'occasion d'un examen radiologique. Le traitement doit être précoce pour éviter les complications, et raisonné pour mettre en place les dents voisines.