PATHOLOGIE
Florian LAURENT* Yves LAPOSTOLLE** Philippe LESCLOUS*** Pascal AUGUSTIN**** Catherine BERTRAND*****
*Département de médecine buccale et de
chirurgie buccale
Université Paris Descartes
1, rue Maurice-Arnoux
92120 Montrouge
**Groupe hospitalier Bichat-Claude Bernard
Université Paris-Diderot
16, rue Henri-Huchard
75890 Paris cedex 18
***Groupe hospitalier Henri Mondor-Albert
Chenevier – SAMU/CESU 94
51, avenue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny
94000 Créteil
Dans sa pratique quotidienne, le chirurgien-dentiste peut être confronté à des réactions allergiques. Certaines sont mineures et bénignes, tandis que d’autres sont susceptibles de mettre en jeu le pronostic vital du patient.
Chaque praticien doit connaître les risques inhérents aux produits et aux matériels qu’il utilise et être à même de prendre en charge efficacement un patient présentant une réaction allergique grave dans son cabinet.
L’allergie se définit comme « une réaction anormalement forte vis-à-vis d’une substance, généralement étrangère à l’organisme et normalement inoffensive qu’on appelle alors allergène ». Elle est également appelée réaction d’hypersensibilité.
L’incidence de ces réactions aiguës au cabinet dentaire est faible [12-3], loin derrière les malaises vagaux, les hypoglycémies et les convulsions.
Généralement, c’est l’emploi d’un médicament, d’un matériel ou d’un produit particulier qui provoque ces réactions d’hypersensibilité.
Même si, dans la plupart des cas, il s’agit de réactions allergiques mineures, certaines formes cliniques plus graves peuvent mettre en jeu le pronostic vital du patient et nécessitent des gestes thérapeutiques immédiats de la part du chirurgien-dentiste.
L’objectif de cet article est de faire une mise au point sur les tableaux cliniques allergiques graves que peuvent rencontrer les praticiens au cabinet dentaire, leurs causes possibles et leurs prises en charge.
On distingue quatre types d’hypersensibilités (classification de Gell et Combs) :
• type I : hypersensibilité immédiate mettant en jeu les immunoglobulines E (IgE) ;
• type II : hypersensibilité par cytotoxicité ;
• type III : hypersensibilité par complexes immuns ;
• type IV : hypersensibilité retardée.
Les réactions allergiques graves au cabinet dentaire sont majoritairement liées à une hypersensibilité immédiate.
Au premier contact avec l’allergène, des IgE spécifiques sont produites par l’organisme et se fixent à la surface des mastocytes et des granulocytes basophiles.
Lors du deuxième contact, l’allergène entre en contact avec ces IgE et provoque la dégranulation des mastocytes et des granulocytes basophiles (fig. 1), qui libèrent alors rapidement des médiateurs inflammatoires, principalement de l’histamine.
Ces médiateurs inflammatoires peuvent être responsables de différentes réactions physiopathologiques : contraction de certains muscles lisses, vasodilatation, augmentation de la perméabilité vasculaire, stimulation de terminaisons nerveuses périphériques…
Selon le type d’allergène et l’exposition (alimentaire, respiratoire, cutanée, injection, etc.), la réaction d’hypersensibilité immédiate peut se dérouler localement ou de façon plus ou moins généralisée. On peut ainsi observer des manifestations variées, isolées ou associées entre elles :
• au niveau respiratoire : une rhinite, un bronchospasme ;
• au niveau cutané : des démangeaisons, un érythème, un œdème, une urticaire ;
• au niveau cardio-vasculaire : une hypotension, une tachycardie ;
• au niveau digestif : des nausées, des vomissements, une diarrhée.
La réaction d’hypersensibilité immédiate peut toucher tous les systèmes et le chirurgien-dentiste peut être confronté à des manifestations de forme et de gravité différentes. L’anaphylaxie correspond à une réaction allergique grave. Il faut savoir la reconnaître et la prendre en charge rapidement.
L’anaphylaxie est probable lorsque les 3 critères suivants sont présents [5] :
• apparition soudaine et progression rapide de plusieurs symptômes (tableau 1) ;
• atteinte des voies aériennes et/ou de la respiration et/ou de la circulation ;
• modification de la peau et/ou des muqueuses.
La plupart des réactions d’anaphylaxie surviennent en quelques minutes. Le temps d’apparition des symptômes dépend du type d’exposition : ils apparaissent plus rapidement lorsque l’allergène est injecté que lorsqu’il est ingéré. Le patient est généralement anxieux et ne se sent pas bien.
Le patient peut présenter les signes et symptômes suivants, seuls ou en association :
• atteinte des voies aériennes :
– gonflement de la gorge et/ou de la langue,
– voix rauque,
– stridor (bruit inspiratoire aigu dû à une obstruction partielle des voies aériennes supérieures) ;
• atteinte de la respiration :
– essoufflement, augmentation de la fréquence respiratoire (tachypnée),
– sifflement respiratoire,
– cyanose (signe tardif),
– confusion causée par l’hypoxie (baisse de la saturation en oxygène) ;
• atteinte de la circulation :
– pâleur, sueurs,
– augmentation de la fréquence cardiaque (tachycardie),
– hypotension,
– altération du niveau de conscience par diminution de la perfusion cérébrale.
Ces modifications sont présentes dans la majorité des réactions anaphylactiques (tableau 1). Il peut y avoir une modification uniquement de la peau ou des muqueuses, ou des deux simultanément.
L’érythème (coloration rouge de la peau) peut être localisé, inégal ou généralisé. Il peut être associé à une éruption cutanée.
L’urticaire est une éruption cutanée prurigineuse (qui cause une démangeaison) constituée de papules (lésions en relief) érythémateuses à centre blanc et à contours nets, identiques aux lésions créées par le contact des orties (fig. 2).
L’angio-œdème, aussi appelé œdème de Quincke, est un œdème hypodermique. Il se traduit par une tuméfaction ferme ni érythémateuse (pas de couleur rouge) ni prurigineuse (pas de démangeaisons) qui siège préférentiellement au niveau des lèvres, des paupières et du cou (fig. 3).
Le choc anaphylactique est une entité clinique particulière de l’anaphylaxie. C’est le tableau clinique le plus grave. Il correspond à une vasodilatation généralisée à l’ensemble de l’organisme. Les signes du choc anaphylactique sont principalement généraux : hémodynamiques (hypotension artérielle et tachycardie) et cutanés (érythème, œdème et prurit).
Au cabinet dentaire, de nombreux produits et matériels sont utilisés quotidiennement. Certains d’entre eux peuvent être à l’origine de réactions allergiques graves. D’autres peuvent être, à tort, étiquetés comme à risque alors que les données scientifiques relativisent leurs effets allergisants.
Les cas rapportés de réactions allergiques au latex sont nombreux depuis la première publication faite en 1979 par Nutter [7]. Cette substance peut provoquer différents tableaux cliniques allergiques allant de l’irritation de contact au choc anaphylactique.
Le latex est l’un des principaux produits pouvant déclencher des réactions allergiques graves au cabinet dentaire. En effet, ce produit est largement utilisé en odontologie (gants, digue, etc.).
Parmi les facteurs augmentant le risque d’allergie au latex, on trouve en premier lieu le contact régulier avec ce produit. C’est pourquoi les professionnels de santé sont particulièrement exposés. Les patients ayant certaines allergies alimentaires y sont également prédisposés [89-10] en raison du risque de sensibilisation croisée avec certaines protéines du latex (tableau 2).
Face à un patient présentant des facteurs le prédisposant à l’allergie au latex, le praticien doit être vigilant lorsqu’il utilise ce produit.
Dans la plupart des études épidémiologiques menées sur les réactions allergiques, les antibiotiques représentent la cause la plus fréquente d’allergie médicamenteuse [11] avec, en premier lieu, les pénicillines. L’aspirine et les anti-inflammatoires non stéroïdiens figurent également parmi les principales causes de réactions allergiques immédiates médicamenteuses [6].
Ces trois catégories de traitements sont les principales sources possibles d’allergie médicamenteuse au cabinet dentaire. Toutefois, tout médicament est potentiellement allergisant, c’est pourquoi il faut être vigilant lors de l’interrogatoire du patient.
De nombreux chirurgiens-dentistes pensent que les molécules d’anesthésie locale ont des effets allergisants importants.
En réalité, les réactions allergiques aux molécules d’anesthésiques locaux utilisés quotidiennement en médecine bucco-dentaire sont rares [1213-14]. En effet, en France, nous utilisons comme molécules anesthésiques des amides (articaïne, mépivacaïne, lidocaïne…). Contrairement aux anesthésiques à base d’ester, les allergies aux amides sont exceptionnelles (tableau 3) [15, 16].
Dans la plupart des cas, les réactions observées lors d’une anesthésie locale sont des malaises vagaux ou des hyperventilations psychogènes [17, 18] liées au stress ou à la douleur ressentie par le patient.
Les réactions allergiques vraies, observées pendant ou après une anesthésie locale, sont généralement dues à la présence d’autres composants dans la solution anesthésique – bisulfite de sodium (antioxydant) ou parabens (conservateur) – dont la présence est indispensable pour adjoindre un vasoconstricteur (adrénaline ou noradrénaline) à un anesthésique.
En médecine bucco-dentaire, l’iode et la chlorhexidine sont les molécules antiseptiques les plus couramment employées.
L’incidence exacte des réactions d’hypersensibilité à l’iode sous forme antiseptique n’est pas connue, mais les réactions anaphylactiques semblent rares (seulement 7 cas documentés) [19, 20]. En revanche, l’incidence des réactions graves liées à l’utilisation de produits de contraste iodé injectés est plus importante.
La chlorhexidine est, quant à elle, plus fréquemment mise en cause [19], que ce soit dans des réactions allergiques localisées ou dans des réactions d’anaphylaxie [2122-23], même si l’incidence de ces réactions graves reste faible.
Les antiseptiques locaux ne sont pas les principales sources d’allergie grave au cabinet dentaire, mais il faut quand même garder à l’esprit que ces molécules peuvent être à l’origine de réactions anaphylactiques.
Des effets indésirables ont été rapportés pour de nombreux produits dentaires : amalgames, composites, résines acryliques, alliages métalliques, ciments, eugénol, etc. [24252627-28] mais, dans la plupart des cas, il s’agit de réactions allergiques localisées mineures ou de réactions retardées (de type IV).
Toutefois, certains cas rares de réaction anaphylactique ont été décrits, notamment vis-à-vis de résines pour sealant [26] et de résines époxy [29]. Ainsi, il ne faut pas oublier le pouvoir allergisant de certains matériaux de restauration ou de scellement qui peuvent parfois provoquer des réactions allergiques aiguës.
Il est important de rappeler que l’objectif du chirurgien-dentiste face à une réaction d’anaphylaxie survenant au cabinet dentaire est de stabiliser le patient jusqu’à l’arrivée d’une équipe médicale d’urgence (fig. 4).
L’arrêt des soins est primordial car il permet de stopper l’exposition à l’agent allergique. Il faut donc interrompre une injection en cours, retirer tous les éléments de la bouche (digue, cotons, etc.) et enlever ses gants s’ils sont en latex.
L’adrénaline est le traitement de première intention de la réaction allergique grave [23, 30, 31]. Elle intervient sur le processus allergique en diminuant la libération des médiateurs inflammatoires par les mastocytes et les basophiles. Par son action vasoconstrictrice, elle permet l’augmentation de la pression artérielle. Elle exerce également une action bronchodilatatrice.
Pour l’administrer, la voie intraveineuse doit être réservée à des professionnels ayant l’habitude de l’utiliser [5]. L’injection intramusculaire (IM) dans la cuisse est la voie la plus efficace dans ce type de situation (par rapport à l’injection IM dans le deltoïde ou l’injection sous-cutanée) [30, 32, 33].
Pour administrer l’adrénaline, le praticien peut utiliser un dispositif prêt à l’emploi comme les seringues de type Anapen(r). À l’heure actuelle, les deux seuls dosages existant en seringue prête à l’emploi sont de 0,15 mg et 0,3 mg (fig. 5). Dans un contexte de stress, l’utilisation de ce type de matériel permet d’administrer une dose exacte d’adrénaline rapidement.
Le salbutamol est un agoniste spécifique des récepteurs bêta 2-adrénergiques des muscles lisses des bronches : il induit une bronchodilatation rapide mais de courte durée. Au cabinet dentaire, cette molécule est utilisée sous forme d’aérosol doseur (Ventoline(r) par exemple).
Les corticoïdes peuvent aider à prévenir ou à limiter les complications liées à l’anaphylaxie. Cependant, leur action anti-inflammatoire n’intervient que plusieurs heures après leur administration (entre 2 et 6 heures), quelle que soit la voie utilisée.
Leur efficacité immédiate lors d’une réaction d’anaphylaxie n’a jamais été prouvée, rendant impossible l’établissement de recommandations (en leur faveur ou en leur défaveur) [34].
Au cabinet dentaire, le seul contexte dans lequel l’administration précoce des corticoïdes peut avoir un bénéfice est la crise d’asthme aiguë grave [35].
Les antihistaminiques sont fréquemment utilisés dans les réactions allergiques isolées ou généralisées. Même si leur utilisation semble logique face à une réaction véhiculée principalement par l’histamine, aucune étude ne permet d’émettre des recommandations (en leur faveur ou en leur défaveur) quant à leur mise en œuvre lors d’une réaction d’anaphylaxie [36].
Face à une réaction allergique grave, l’emploi d’antihistaminiques par le chirurgien-dentiste ne semble pas adapté. En effet, après une absorption orale, le début de l’action antihistaminique intervient entre 1 et 3 heures en fonction de la molécule utilisée [37]. Il s’agit d’un traitement de seconde intention [5, 30, 38] qui sera administré, généralement par voie intraveineuse, par une équipe médicale d’urgence.
Certains auteurs préconisent d’avoir un antihistaminique dans la trousse d’urgence du cabinet dentaire, notamment pour le traitement des urticaires isolées. Cependant, même s’il s’agit d’un traitement adapté, le chirurgien-dentiste n’a pas la formation pour évaluer et traiter une urticaire : c’est le rôle du médecin.
Ainsi, la présence d’un antihistaminique dans la trousse d’urgence du cabinet dentaire ne semble pas justifiée.
L’anaphylaxie au cabinet dentaire est une réalité même si sa prévalence est faible. Compte tenu du risque vital engendré par ce type de réaction, tout chirurgien-dentiste doit être en mesure de la diagnostiquer rapidement et de mettre en œuvre une conduite adaptée. La prise en charge d’une anaphylaxie nécessite obligatoirement l’intervention d’une équipe médicale d’urgence envoyée par le SAMU. Le traitement de première intention de l’anaphylaxie au cabinet dentaire repose sur l’arrêt des soins, l’installation du patient en position adaptée, la mise sous oxygène et l’injection d’adrénaline si nécessaire. Le médecin régulateur du SAMU peut aider, par téléphone, le praticien à choisir la conduite à tenir la plus appropriée.
Enfin, tout patient ayant présenté une réaction anaphylactique doit bénéficier d’une enquête allergologique afin d’en déterminer l’origine et de prévenir une nouvelle réaction.
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