ÉTHIQUE
On le dit. Pourtant, sa valorisation a été rendue nécessaire dans les comptes nationaux. Sinon, on est conduit à conclure que les accidents de voiture, par exemple, augmentent le produit intérieur brut (production de valeur sur les frais relatifs au véhicule et sur les frais médicaux). Il est alors impossible d’évaluer l’impact des accidents et d’un programme de prévention routière. Cette évaluation permet aussi de constater que l’on dépense bien plus pour préserver...
On le dit. Pourtant, sa valorisation a été rendue nécessaire dans les comptes nationaux. Sinon, on est conduit à conclure que les accidents de voiture, par exemple, augmentent le produit intérieur brut (production de valeur sur les frais relatifs au véhicule et sur les frais médicaux). Il est alors impossible d’évaluer l’impact des accidents et d’un programme de prévention routière. Cette évaluation permet aussi de constater que l’on dépense bien plus pour préserver certaines vies que d’autres.
Le sujet intéresse les économistes de la santé lorsqu’ils se penchent sur les politiques de soins ou de prévention. Et il apparaît qu’entre les valeurs morales affichées et la réalité des décisions (effectives ou spéculatives), il existe un fossé qu’aucune éthique ne permet de franchir si on reste aveugle à la question.
Tant que nous serons réticents à discuter de la valeur de la vie humaine, nous serons incapables de décisions justes lorsque la vie est engagée.
Il existe trois façons d’évaluer la valeur de la vie humaine. La première est une approche directe par modélisation. On crée un modèle théorique dans lequel on comptabilise tous les éléments marchands et non marchands d’une vie. Majnoni d’Intignano dit cependant que « le résultat peut paraître paradoxal ou choquant : la valeur de la vie des enfants, des femmes, des inactifs ou des préretraités en ressort plus modeste. Les tribunaux valorisent mieux l’industriel, marié et père de trois enfants dans la force de l’âge » (1). La deuxième méthode est fondée sur le « consentement à payer ». On demande à un échantillon représentatif quelle dépense la société serait prête à faire pour sauver une vie ou prévenir un événement défavorable. La valeur de la vie est bien supérieure dans cette méthode. On y constate aussi que les pays riches accordent plus de valeur à la vie que les pays pauvres. Cela ne semble pas sans incidence. En Angleterre où, dans les politiques, on estime la vie pour la prévention routière à une valeur bien supérieure à celle de la France, il y a, à taille comparable de pays, bien moins de morts sur la route.
La dernière démarche analyse des situations réelles où des décisions ont été prises. On relève alors le rapport entre les dépenses engagées et le nombre de vies sauvées. Pour le même auteur, « cette approche révèle des différences à la fois choquantes et étonnantes par leur ampleur, entre la valeur attachée à la vie selon les circonstances, donc l’incohérence entre les décisions ». La valeur de la vie à travers une mort collective (accident d’avion, incendie dans un tunnel) apparaît ainsi bien plus importante qu’une mort individuelle (les accidents de la route quotidiens). Il en va de même pour le traitement ou la prévention des maladies : implicitement on accorde bien plus de valeur à certaines maladies qu’à d’autres.
Il est évident que les décisions relatives à la préservation de la vie trouvent leurs racines dans une estimation arbitraire et implicite. Une société juste qui reconnaît que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune » (2) peut-elle se permettre un tel flottement ? On manque d’une réelle clarté dans les décisions et les politiques de santé qui dissiperait les iniquités flagrantes et objets de nos représentations collectives. Ou alors, il faudrait pouvoir librement consentir à ce que toutes les vies ne se valent pas.
1. Majnoni d’Intignano B. Économie de la santé, Paris : PUF, 2001 : 270 (Thémis économie).
2. Article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.