Grâce à différents médicaments, aux anesthésies locales, voire même générales dans les cas extrêmes, et à la sédation, le chirurgien-dentiste est efficace dans la prise en charge de la douleur aiguë, qu’elle soit liée aux soins ou à un défaut de soins. Il est en revanche moins sensibilisé aux douleurs chroniques dont les mécanismes sont beaucoup plus complexes à appréhender. Trois chirurgiens-dentistes qui exercent en milieu hospitalier évoquent, pour Clinic, leur expérience de la prise en charge de douleurs chroniques.
Vianney Descroix, chirurgien-dentiste et pharmacien, coresponsable de la consultation douleur au sein du service d’odontologie du Groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, auteur de plusieurs ouvrages, dont La prescription ciblée en odontologie aux éditions CdP, est membre du Comité scientifique du 10s congrès de la SFETD* . Pour lui, la prise en charge des douleurs chroniques mérite que le praticien s’y intéresse et s’implique, comme le font certains libéraux, ou qu’il sache les reconnaître pour orienter son patient vers un praticien ou une structure spécialisés.
En quoi les « céphalées et douleurs faciales rebelles » concernent-elles les chirurgiens-dentistes ?
V. Descroix : Ces céphalées et ces algies faciales qui échappent aux traitements touchent de 15 à 20 % des patients douloureux chroniques qui consultent dans les centres d’évaluation et de traitement de la douleur. C’est dire leur importance en termes de santé publique. Ce thème intéresse les chirurgiens-dentistes qui sont les spécialistes de la cavité buccale à plusieurs titres. Le meilleur exemple est l’implication forte des odontologistes dans ce congrès. L’intervention du Pr Radhouane Dallel, un chirurgien-dentiste qui dirige l’unité INSERM 929 de Clermont-Ferrand sur la neurobiologie de la douleur trigéminale, montre que les chirurgiens-dentistes sont impliqués dans ces pathologies et dans leur connaissance. Mais ces cas de céphalées sont très pointus et doivent être traités de façon multidisciplinaire au cours de consultations spécifiques qui intègrent, entre autres choses, des aspects psychologiques. Ce thème est donc d’un grand intérêt scientifique et médical pour le chirurgien-dentiste mais, comme le médecin d’ailleurs, il n’a pas forcément la formation, ni la structure adaptée, pour traiter de tels patients.
Qu’attend-on d’un chirurgien-dentiste face à un patient atteint de douleur chronique ?
V. Descroix : Qu’il connaisse ce type de douleur pour éviter les erreurs de diagnostic et orienter son patient vers une structure adaptée, un centre hospitalier, un neurologue ou un chirurgien-dentiste formé à la douleur. Car le praticien non alerté pourrait avoir tendance à envoyer ce patient chez un psychiatre ! Ces patients ne sont pas fous. Mais quand on souffre depuis plusieurs années, on ne voit plus la vie comme tout le monde. C’est la raison pour laquelle la douleur doit être prise en charge sur un plan pluridisciplinaire. Les douleurs dues à une pathologie psychiatrique existent aussi, mais elles sont très rares. Et d’ailleurs, plus on travaille sur la douleur, moins on a tendance à dire qu’elle est psychogène.
Le rôle du chirurgien-dentiste est aussi de faire un diagnostic différentiel. Les centres antidouleur qui nous adressent un patient veulent savoir si les articulations, les dents, la langue ou la bouche sont ou non à l’origine de la douleur. Ce diagnostic est très important pour notre profession car les médecins n’ont pas notre connaissance de la médecine bucco-dentaire.
Quels types de douleurs chroniques traitez-vous dans vos consultations ?
V. Descroix : Nous prenons en charge des douleurs qui sont généralement plurifactorielles et nécessitent une approche multidisciplinaire. Les plus fréquentes sont les algies dysfonctionnelles de l’appareil manducateur (ADAM) qui apparaissent souvent chez les anxieux. Dans ces cas-là, les médicaments sont la plupart du temps insuffisants, voire inefficaces ; et au-delà de la prise en charge conventionnelle des pathologies buccales associées, nous devons corriger un mauvais comportement du patient à l’aide de gouttières de libération occlusale ou d’exercices des articulations. Nous avons aussi des douleurs de dents fantômes ou odontalgies atypiques. Pour des raisons que l’on ignore encore, des personnes amputées ont mal au membre absent. La même chose peut se produire dans la bouche. Des patients se plaignent de dents pourtant saines. Par méconnaissance, des praticiens acceptent qu’une dent soit extraite sans pour autant que cela fasse céder les phénomènes douloureux. Je reçois ainsi des patients qui ont mal alors qu’ils sont quasi totalement édentés. Autre cas encore, celui des stomatodynies dont l’un des signes est la sensation d’avoir la langue qui brûle.
Aujourd’hui, peut-on dire que le soignant prend vraiment en charge la douleur ?
V. Descroix : Bien évidemment, de nombreux progrès ont été réalisés et par exemple, aujourd’hui, plus aucun chirurgien-dentiste ne conçoit la douleur comme une fatalité ou comme « nécessaire », mais il reste encore beaucoup à faire. Nous devons notamment améliorer un des éléments essentiels de la prévention et de la prise en charge de la douleur qui est son évaluation. En effet, de la même façon qu’on ne déclare pas une personne diabétique sur un simple ressenti mais à partir d’une glycémie, prévenir et traiter la douleur sans l’évaluer avec des échelles standardisées et reconnues n’a aucun sens. Et il faut l’évaluer en tenant compte de sa particularité, qui est d’être à la fois sensorielle et émotionnelle.
La meilleure évaluation, c’est le patient qui la fait. Différentes échelles existent, comme l’échelle visuelle analogique (EVA) ou l’échelle numérique. C’est aussi un moment d’échange thérapeutique important sur le plan psychologique car le patient se sent considéré dans sa douleur. C’est une façon de lui dire : « Je vous crois à tel point que je vous demande d’évaluer votre douleur ». Cette évaluation est la première étape incontournable de la prise en charge. Elle permet ensuite au praticien de disposer d’un critère, de poser un diagnostic et d’observer l’efficacité de la thérapie.
S’agissant de la douleur postopératoire, les recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) de 2005 ont comblé un vrai vide. Elles ont fait prendre conscience que les médicaments ne sont pas seuls à pouvoir prévenir et traiter cette douleur. Il y a aussi la prise en charge de l’anxiété préopératoire, l’approche psychologique du patient, l’information à lui donner… Aujourd’hui, on a les preuves qu’un patient peu anxieux ressent moins la douleur à la suite d’une intervention qu’un autre. Beaucoup de chirurgiens-dentistes ne sont pas encore informés de tout cela.
Comment améliorer la prise en charge de la douleur en médecine bucco-dentaire ?
V. Descroix : D’abord par l’enseignement. Un module spécifique de 30 à 40 heures devrait être mis en place systématiquement dans des UFR d’odontologie pour former les futurs praticiens spécifiquement à la douleur. La formation professionnelle devrait être renforcée avec à la clé, pourquoi pas, un début de reconnaissance de spécialité. Aujourd’hui, seuls les médecins peuvent devenir algologues, ou spécialistes de la douleur. L’arrivée du MEOPA* dans les cabinets dentaires marque une évolution médicale intéressante car elle va permettre de réduire l’anxiété et, donc, la douleur liée aux soins. Mais l’avantage est aussi qu’elle va participer au développement de l’enseignement de la douleur et de son traitement.
Il faut aussi reconnaître que les structures spécialisées dans le traitement des douleurs chroniques de la cavité buccale ne sont pas assez visibles. Un très grand pas serait fait si au moins un chirurgien-dentiste dans chaque grande ville était formé pour faire des vacations dans un centre d’étude et de traitement de la douleur. Enfin, la recherche clinique est essentielle pour faire évoluer la discipline. Nous avons besoin d’un plus grand nombre de scientifiques pour travailler sur la douleur oro-faciale et son traitement.
Prendre le temps
Bernard Fleiter,chirurgien-dentiste, MCU-PH, est responsable de la consultation des troubles fonctionnels oro-faciaux, qui incluent la douleur oro-faciale, du service d’odontologie de l’hôpital Charles-Foix d’Ivry-sur-Seine (94) et du DU « Troubles fonctionnels oro-faciaux et apnées du sommeil » à la faculté de chirurgie dentaire de Paris Descartes. Il nous explique le déroulement d’une consultation sur la douleur.
La consultation douleur oro-faciale du service d’odontologie est en réalité une double consultation qui s’étend sur 1 heure et demie à 2 heures. La consultation initiale, la plus longue, se déroule entre le patient et le chirurgien-dentiste en charge du traitement. « Il faut prendre du temps avec ces patients. S’exprimer n’est pas facile pour eux. Il faut leur laisser du temps pour démêler leur histoire et nous livrer les symptômes. À nous ensuite de les trier, de les organiser et de les reformuler de façon à confectionner un diagnostic », explique Bernard Fleiter. Un praticien senior rejoint ensuite la consultation qui est alors consacrée à la « reformulation » des plaintes, des symptômes, du diagnostic, du traitement et des collaborations envisagées. Et les deux praticiens se mettent d’accord. Mais « il y a généralement peu d’écarts » entre eux. La méthode est « généralement bien perçue par le patient. Elle est même rassurante pour lui. Les mots qui sont mis sur ses maux lui permettent de se retrouver ».
La consultation reçoit ainsi près de 400 nouveaux patients par an adressés en grande partie par des chirurgiens-dentistes. Des liens sont aussi établis avec des centres antidouleur, des ORL, des neurologues, des psychologues, des psychiatres ou encore des kinésithérapeutes. Cette consultation permet également de former des praticiens dans le cadre d’un DU ainsi qu’une dizaine d’étudiants en dentaire en fin de cursus qui, une fois installés, seront armés pour collaborer avec des praticiens hospitaliers.
Les méthodes classiques de soins restent essentielles : le recours aux médicaments et les orthèses occlusales qui sont un dispositif « toujours utilisé car il donne de bons résultats sans être nocif ». Mais lorsque les cas le permettent, les soignants se tournent de plus en plus vers d’autres thérapies comme la rééducation maxillo-faciale et la kinésithérapie. Quelques exercices donnent de très bons résultats, comparables à ceux d’une orthèse. Une autre voie nouvelle mise au point pour prolonger ou remplacer les soins traditionnels est le « care ». C’est le fait « d’apprendre au patient à prendre soin de lui en se mettant à l’abri de situations de stress » dans lesquelles la douleur peut apparaître, explique Bernard Fleiter. De la même façon que les maladies parodontales et carieuses sont prises en charge activement et efficacement par le patient lui-même lorsqu’il s’occupe de lui et de son hygiène de vie. Dans le cas de la douleur, et particulièrement de la douleur chronique puisque les facteurs d’entretien de ce type de douleur sont souvent modulés par l’état de stress et d’anxiété du patient, les activités physiques pourront avoir un effet antalgique tandis que la lumière ou le bruit seront au contraire des facteurs de déclenchement. Cela est vrai, par exemple, pour la migraine dont la prévalence et la facilité de diagnostic indiquent une prise en charge par tous les professionnels de santé qui ont la capacité et les connaissances pour prescrire les médicaments (les triptans) adaptés et efficaces en cas de crise.
Une prise en charge à trois niveaux
Céline Bodéré, chirurgien-dentiste, MCU-PH, responsable de l’Unité fonctionnelle (UF) douleurs oro-faciales rebelles du service d’odontologie de la faculté de Brest, fait aussi partie de l’équipe pluridisciplinaire de l’Unité d’étude et de traitement de la douleur du CHU.
Bientôt, Céline Bodéré effectuera une vacation par semaine dans l’Unité d’étude et de traitement de la douleur (UETD) du CHU de Brest. Elle consulte déjà deux fois par mois depuis une dizaine d’années dans cette structure médicale pluridisciplinaire qui regroupe un anesthésiste (aussi coordinateur de l’unité), deux psychiatres, un neurochirurgien, un rééducateur fonctionnel, un kinésithérapeute, un psychologue et un infirmier, et où le temps d’attente pour obtenir un rendez-vous atteint 2 mois. À ce jour, elle est le seul chirurgien-dentiste en France intégré dans une unité médicale au sein d’un CHU. Les patients adressés par des médecins sont généralement reçus en première consultation par l’anesthésiste coordinateur qui les redirige ensuite vers un ou plusieurs spécialistes de l’unité. Chaque semaine, l’ensemble des soignants se retrouve pour échanger sur les cas complexes en cours. Jamais les patients ne sont reçus par plusieurs soignants. « C’est délicat. Le patient risque de ne pas se sentir à l’aise si les soignants n’ont pas le même mode de fonctionnement et d’empathie. »
En parallèle, Céline Bodéré dirige l’UF douleurs oro-faciales rebelles de Brest, « la seule qui soit identifiée douleur dans un service d’odontologie », explique-t-elle. Quatre praticiens se relaient pour faire fonctionner cette seconde structure qui reçoit plutôt des patients adressés par les chirurgiens-dentistes de la région en même temps qu’elle encadre des étudiants de 4e et de 5e année de la faculté dentaire.
Ce matin, Céline Bodéré reçoit un patient atteint d’une algie vasculaire complexe de la face. Le traitement envisagé est lourd. Elle décide d’adresser pour avis son patient au médecin coordinateur de l’UETD. La situation est prévue. Pour permettre à chacune des structures de bénéficier de l’expertise de l’autre, l’UF et l’UETD sont liées par une convention qui porte sur la définition de protocoles de prise en charge identiques (un questionnaire d’entrée, une évaluation complète, un même référentiel…) et sur une réduction des délais d’attente pour les patients. « L’erreur [a été parfois] de créer des consultations pluridisciplinaires au sein de service d’odontologie », estime Céline Bodéré. Une solution jugée « coûteuse et inefficace ».
Ce système à deux niveaux pour les cas de douleurs complexes repose localement sur des chirurgiens-dentistes de mieux en mieux formés grâce à la formation continue (dispensée notamment par le Collège national d’occlusodontie) et à la formation initiale. À Brest, chaque futur chirurgien-dentiste reçoit 30 heures de formation théorique à la douleur et assure le suivi de 3 patients. Un cursus qui lui permet de maîtriser suffisamment le sujet pour « établir un diagnostic, proposer un traitement adapté et maîtriser la pharmacologie. Il sait aussi reconnaître une douleur liée à un problème d’occlusodontie qui nécessite une réhabilitation au niveau dentaire ». Grâce à « ce filtre », la consultation hospitalière ne reçoit que les patients dont la douleur est résistante et ceux pour lesquels les praticiens ont des doutes. Malgré tout, il faut patienter 6 mois pour obtenir une consultation à l’UF !
* Le 10e congrès de la Société française d’évaluation et de traitement de la douleur (SFETD) se tiendra à Marseille du 17 au 20 novembre 2010 et aura pour thème central les “Céphalées et douleurs faciales rebelles”.
* MEOPA : mélange équimolaire d’oxygène et de protoxyde d’azote.
Les éditions CdP ont mis en ligne un dossier sur le thème « Prescription et douleur » qui regroupe les meilleurs articles parus sur ce thème dans les revues du groupe au cours des deux dernières années. La consultation est libre sur http://www.editionscdp.fr/prescription.html