ODONTOLOGIE PÉDIATRIQUE
Catherine MILLET* Élias BITTAR** Renaud NOHARET*** Frédérique PFEFFER**** Jean Pierre DUPREZ*****
*PU-PH Responsable du Département prothèses
**Ancien assistant des Universités - PH
***Assistant hospitalo-universitaire
Service d'odontologie des Hospices civils de Lyon,
6-8 place Depéret,
69365 Lyon Cedex 07.
****Prothésiste dentaire,
6 allée des Chevreuils,
69380 Lissieu.
*****MCU-PH,
Responsable de l'Unité fonctionnelle de pédodontie,
Service d'odontologie des Hospices civils de Lyon,
6-8 place Depéret, 69365 Lyon Cedex 07.
L'amélogenèse imparfaite constitue un groupe d'anomalies du développement affectant la structure et l'apparence clinique de l'émail de toutes les dents. Ce trouble congénital se caractérise par une altération amélaire qui peut présenter plusieurs formes cliniques. La prise en charge précoce est capitale chez les enfants atteints car elle permet d'atténuer les répercussions fonctionnelles, esthétiques et psychologiques. Le traitement est généralement mis en place durant l'enfance et poursuivi à l'âge adulte.
L'amélogenèse imparfaite est une affection héréditaire qui se manifeste par des défauts amélaires en denture temporaire et permanente. Cette anomalie génétique n'est pas nécessairement associée à une pathologie générale ou à une maladie systémique. Son incidence est de 1/700 à 1/14 000 selon la population étudiée et les critères de diagnostic utilisés [1, 2et 3]. La transmission génétique de cette affection peut se faire selon le mode dominant, récessif, ou lié au chromosome X [4,5].
Sur le plan phénotypique, il existe 4 formes reconnues d'amélogenèse imparfaite : hypoplasique, hypomature, hypominéralisée et mixte [6].
La forme hypoplasique est caractérisée par un émail d'épaisseur réduite dont la surface peut présenter des puits ou des fissures. Dans la forme hypominéralisée, l'émail est friable, décoloré et s'élimine rapidement. Dans le type hypomature, l'émail a un aspect opaque et crayeux [7]. Ces défauts amélaires peuvent être associés à des problèmes éruptifs, une attrition sévère, une perte de dimension verticale d'occlusion et une béance. Si les problèmes les plus sévères se rencontrent dans la forme hypominéralisée, les doléances esthétiques sont toujours exprimées par les patients, quelle que soit la forme de l'amélogenèse imparfaite. Radiologiquement, cette affection se manifeste par des couronnes de morphologie altérée, une diminution ou parfois une disparition de la couche d'émail. L'émail peut aussi présenter une densité similaire à celle de la dentine.
Fondé sur l'examen clinique et radiographique, le diagnostic est parfois difficile lorsque certaines caractéristiques cliniques sont associées dans des phénotypes différents [8]. Le diagnostic doit pourtant être réalisé précocement afin de commencer le traitement en denture temporaire [9]. Le traitement esthétique et fonctionnel varie en fonction de la sévérité de l'atteinte : reconstitutions coronaires partielles (composites, inlays, facettes), prothèses amovibles (conventionnelles ou supraradiculaires), reconstitutions complètes fixes. Par ailleurs, ce traitement nécessite généralement une prise en charge multidisciplinaire [10, 11et 12].
Dans cet article, sont décrits le traitement initial et la restauration à long terme d'une enfant atteinte de cette affection.
Delphine, 9 ans, accompagnée de sa mère, se présente en consultation au Service d'odontologie des Hospices civils de Lyon. Elle est adressée par son praticien traitant pour diagnostic. La fillette se plaint de dents sensibles à la mastication et aux aliments acides. En outre, elle souffre de son sourire inesthétique lié à un émail d'aspect rugueux et à l'incisive centrale supérieure gauche dépulpée (fig. 1). L'anamnèse médicale ne révèle aucune pathologie. Au niveau des antécédents familiaux, on constate que les deux frères et la mère de Delphine ne sont pas atteints. Le père présente une amélogenèse imparfaite hypoplasique traitée à l'âge adulte par de la prothèse fixée. Par ailleurs, sont rapportés des problèmes dentaires similaires chez deux cousines germaines du côté paternel.
L'examen du visage de face et de profil ne montre pas d'asymétrie particulière.
L'examen clinique endobuccal met en évidence un émail fin et rugueux laissant apparaître par endroits la dentine sous-jacente sous forme de taches jaunes aussi bien sur les dents temporaires que permanentes. On peut noter également des dents très fines et espacées, surtout dans les secteurs antérieurs maxillaire et mandibulaire (fig. 2). Les dents présentent une faible hauteur coronaire, elles sont indemnes de caries et le niveau d'hygiène est correct (fig. 3).
Delphine se trouve en phase d'établissement de la denture adulte jeune. À la mandibule comme au maxillaire, les secondes prémolaires et deuxièmes molaires n'ont pas encore évolué. En effet, les deuxièmes molaires temporaires sont encore présentes sur l'arcade. La 74 est restaurée par un amalgame. La 21 présente une couleur grisâtre, un bord libre fracturé et une reconstitution au composite sur la face palatine. Selon les dires de l'enfant, le traitement date de l'année précédente par suite d'une chute ayant entraîné une fracture de la dent qui s'est ensuite infectée.
L'examen des rapports dento-dentaires révèle une classe II division 1 avec une supraclusion incisive très importante, le bord libre des incisives mandibulaires venant au contact de la gencive palatine maxillaire (fig. 4). Les sommets cuspidiens des premières molaires montrent des zones d'usure et sont déjà émoussés. La dimension verticale d'occlusion (DVO) est réduite.
On note également un overjet important (1 cm), probablement consécutif à une succion du pouce.
L'examen radiologique (orthopantomogramme) montre un os alvéolaire de bonne densité et la présence de tous les germes à l'exception de celui de la 18. L'émail est visible radiographiquement mais présente une épaisseur minime. Le traitement endodontique de la 21 est insuffisant (fig. 5).
Le tableau clinique oriente vers un diagnostic d'amélogenèse imparfaite de type hypoplasique. Afin de préserver les structures dentaires et leur vitalité, une restauration prothétique globale est recommandée. Les conséquences d'une abstention thérapeutique sont expliquées aux parents et à l'enfant. Cette dernière a beaucoup souffert du préjudice esthétique, elle est de ce fait prête à fournir de gros efforts pour y remédier.
Le traitement initial englobe la reprise du traitement endodontique très insuffisant de la 21 et la réalisation de coiffes pédodontiques. Celles-ci permettent de supprimer les sensibilités et d'augmenter la dimension verticale d'occlusion. La phase transitoire consiste en la réalisation du traitement orthodontique. La prothèse fixée d'usage sera réalisée à l'âge adulte.
Après obtention du consentement éclairé, les différentes étapes peuvent débuter.
La première séance est consacrée à la motivation, aux conseils d'hygiène, à la prophylaxie et aux conseils alimentaires (éviter sucreries et sodas).
Pendant la deuxième séance, les 34, 36, 44, 46 sont préparées et des couronnes préformées métalliques en nickel-chrome (Ion®, 3M ESPE) sont mises en place sur les 36 et 46 ainsi que des coiffes préformées en polycarbonate (Ion®, 3M ESPE) sur les 34 et 44 (fig. 6 et 7).
La préparation intrasulculaire des 4 dents est effectuée sous anesthésie locale avec une fraise diamantée conique. C'est une préparation de dépouille a minima avec un léger congé. Les couronnes métalliques sont choisies en fonction de la taille du moignon et de la dimension verticale d'occlusion que l'on veut restaurer. Les coiffes en polycarbonate sont ajustées et affinées aux limites des préparations, par meulage du rebord cervical à l'aide d'une pointe montée en carborandum. Les coiffes sont rebasées avec une résine autopolymérisable (Unifast®, GC). Elles sont scellées avec un ciment verre ionomère (CVI Fuji I®, GC) après un polissage soigneux. Ces couronnes provisoires permettent de rétablir la dimension verticale d'occlusion en se fondant sur des critères esthétiques et phonétiques. Au cours de la même anesthésie, il est procédé à l'extraction des 75 et 85 déjà fortement résorbées.
Il faut noter que la séance de travail est entrecoupée de nombreuses périodes de repos car la bouche de la patiente est de petite taille.
La troisième séance est consacrée à la préparation des 14, 16, 24, 26 et à la mise en place de couronnes et de coiffes préformées. Cette séance permet d'établir définitivement la nouvelle dimension verticale d'occlusion (fig. 8 et 9).
Pendant la quatrième séance, la reprise du traitement endodontique sur la 21 et l'obturation par condensation ultrasonique latéro-verticale sont réalisées (fig. 10).
Les deux séances suivantes sont consacrées aux préparations des incisives et des canines maxillaires et mandibulaires et à la mise en place de couronnes préformées en polycarbonate. Celles-ci sont ajustées et rebasées aux limites cervicales des préparations (fig. 11 et 12).
Les dents étant toutes préparées, le traitement orthodontique de classe II division 1 avec supraclusion est entrepris.
- il débute par la pose d'un activateur pour une durée de 6 mois ;
- il se poursuit par la mise en place d'un appareillage multibagues (fig. 13).
Selon l'orthodontiste, le collage des brackets sur les coiffes provisoires facilite grandement le traitement. En effet, le collage sur un émail défectueux est plus difficile et aléatoire. Au cours de cette phase orthodontique qui a duré 2 ans, les coiffes provisoires ne se sont pas descellées.
Il faut noter la réalisation de coiffes en nickel-chrome sur les deuxièmes molaires et de coiffes en polycarbonate sur les secondes prémolaires lorsqu'elles ont fait leur apparition sur l'arcade.
Delphine, en fin de croissance, est maintenant âgée de 16 ans. La restauration prothétique finale peut être entreprise. Les coiffes transitoires sont déposées et les préparations dentaires affinées. L'empreinte des préparations est prise dans des logettes en résine avec un polysulfure basse viscosité (Permlastic®, Kerr) et la surempreinte avec un polysulfure moyenne viscosité dans un porte-empreinte individuel (fig. 14). Les rapports intermaxillaires sont enregistrés. Après essayage des armatures en or (fig. 15) et du biscuit, une séance est consacrée au réglage soigneux des formes et des fonctions dynamiques (latéralité et protrusion). Les couronnes céramo-métalliques sont glacées avant scellement au CVI (Fuji I®, GC) (fig. 16 et 17). Un contrôle semestriel est alors imposé à Delphine qui est pleinement satisfaite du résultat esthétique et fonctionnel.
Le diagnostic précoce est important pour différentes raisons. La première est de pouvoir exclure l'existence d'une pathologie systémique qui peut avoir comme conséquence une hypoplasie de l'émail. La seconde est de pouvoir mettre en oeuvre des mesures préventives. En effet, l'absence de traitement précoce aura des conséquences directes liées à la déficience amélaire - douleurs, sensibilités, aspect inesthétique - et des conséquences indirectes - attrition, perte de la dimension verticale d'occlusion, réduction de la longueur d'arcade, migrations dentaires, phénomènes de compensation (interposition linguale, béance antérieure, biproalvéolie) [13]. Enfin, le traitement est important pour des raisons fonctionnelle et esthétique mais aussi pour l'impact psychologique et l'amélioration de la qualité de vie du patient. Le plan de traitement dépend de différents facteurs tels que l'âge, le statut socio-économique, le type et la sévérité de l'affection et la situation intrabuccale au moment du plan de traitement [10,14]. Patient et praticien doivent discuter des avantages et inconvénients des différentes options thérapeutiques possibles. La prise en charge est dans de nombreux cas multidisciplinaire, associant la dentisterie restauratrice, la prothèse, l'orthodontie et parfois même la chirurgie maxillo-faciale. L'omnipraticien ou l'odontologiste pédiatrique en est le maître d'oeuvre.
Dans le cadre du Service d'odontologie de Lyon, une fois la stabilité des arcades atteinte lors de la phase transitoire, nous procédons depuis plusieurs années à la réhabilitation prothétique avec des restaurations en céramique basse fusion sur armature or (Dégunorm®, Dégudent) en privilégiant les reconstitutions unitaires [15]. Ces réhabilitations globales permettent à l'adolescent d'aborder le passage à l'âge adulte sans problèmes fonctionnels ni complexes esthétiques. Leur succès est conditionné par une très bonne hygiène et si possible une absence de tabagisme qui fragiliserait le parodonte.
La mise en oeuvre précoce du traitement est primordiale pour préserver le capital dentaire de l'enfant en assurant une fonction qui lui permettra de pouvoir s'alimenter sans difficulté et en maintenant une esthétique qui évitera qu'il puisse se sentir « différent ».