Mille vies mises à jour - Clinic n° 08 du 01/09/2009
 

Clinic n° 08 du 01/09/2009

 

GÉRER

PASSIONS

Les dents, dont l'émail est la partie la plus dure du corps humain, constituent une véritable carte d'identité d'une personne. Elles sont souvent la clé pour identifier formellement des victimes. Derrière ces identifications, des chirurgiens-dentistes spécialisés dans cette branche de la médecine légale. Parmi eux, Jean-Michel Corvisier, qui exerce depuis près de 20 ans. Plongée, en sa compagnie, au coeur d'une discipline difficile et exigeante.

Une silhouette figurée au sol à la craie, un ruban de plastique jaune estampillé « Police scientifique » empêchant de s'approcher, un bureau dérangé, comme suspendu dans le temps... Nous sommes sur une scène de crime ; durant le week-end, le directeur d'un musée a été assassiné. Une scène fictive, reconstituée par la Cité des sciences et de l'industrie. Façon Cluedo, CrimExpo* propose aux visiteurs de se glisser dans la peau des enquêteurs à l'aide de nombreux indices.

Entre les allées desservant les huit laboratoires de criminalistique utiles à l'enquête, un petit homme concentré déambule. Il exerce comme odontologiste légal, en plus de son cabinet de chirurgien-dentiste de Compiègne. Jean-Michel Corvisier s'occupe des mâchoires des morts, très utiles pour identifier des victimes de meurtre ou d'accident. Car les dents sont des sources d'information précieuses et inépuisables : « Je me souviens d'une sombre affaire d'échange de cadavres de différentes nationalités, raconte-t-il. Les bons corps n'étaient pas arrivés dans les bons pays ; on a pu les identifier grâce à leurs obturations dentaires et les ramener chacun dans son pays. » Les dents parlent toujours, grâce à leur extrême résistance (à l'immersion, à la putréfaction, à la carbonisation...) et au fait que, contrairement aux os, elles gardent leurs caractéristiques toute la vie : « On est sûr d'identifier la personne à 100 %. J'ai été un jour appelé à Amiens pour un atroce fait divers, poursuit le chirurgien-dentiste. Une femme torturée et laissée pour morte, attachée à un sommier. On l'avait découverte 3 semaines après sa mort, un délai trop long pour pouvoir la reconnaître sûrement autrement que par ses dents. »

Jean-Michel Corvisier travaille à l'identification des corps après un accident davantage que sur les scènes de crime. Un travail de fourmi qui nécessite une grande rigueur : « Je procède toujours de la même façon, explique-t-il. J'examine les obturations, les dents absentes, les prothèses... Puis je compare toutes les informations recueillies avec celles que peut me fournir le chirurgien-dentiste de la victime : les interventions, radios, moulages... ».

Pas facile de canaliser ses émotions dans l'exercice de cette discipline. « J'ai mis longtemps à m'avouer que j'aimais ça, confie l'odontologiste, mais je dois reconnaître que c'est grisant : quand on arrive sur une catastrophe et qu'on ne sait pas ce qu'on va trouver, il y a toujours un moment d'adrénaline. Lors de l'incendie du tunnel du Mont-Blanc, j'étais dans les 6 premiers à entrer, ça donne conscience de l'importance de son rôle. » Et puis, Jean-Michel Corvisier a un rempart : l'humour. Visage souriant et yeux malicieux, il a toujours un bon mot pour détendre l'atmosphère. Comme une distance qu'il aurait placée entre lui et la proximité de la mort. Il parle volontiers de sa famille, de son cercle de proches, semble ne jamais se départir de sa joie de vivre, malgré le sérieux dont il fait preuve.

En 1993, il s'engage comme réserviste du service de santé des armées et commence à exercer comme odontologiste légal. Il est colonel depuis le 1er décembre dernier, détaché de l'Institut de recherches criminelles de la gendarmerie nationale (IRCGN). Il est consultant dans sa discipline. Depuis presque 20 ans, il a été appelé sur la plupart des grandes catastrophes : la mort de membres de la secte de l'Ordre du temple solaire en 1995, l'accident du tunnel du Mont-Blanc en 1999, le tsunami de Noël 2004 en Asie du Sud-Est... Il doit répondre présent dès qu'on l'appelle. Car les odontologistes légaux dépendant de l'IRCGN se comptent sur les doigts d'une main ; des indépendants peuvent aussi être appelés en renfort, par des juges. Mais pour un gros accident, c'est automatiquement l'Unité de gendarmerie d'identification des victimes de catastrophes (UGIVC), parfois accompagnée de l'unité équivalente dans la police (UPIVC), qui se rend sur place.

Après l'accident du Concorde, en juillet 2000, son colonel l'a immédiatement appelé. Une catastrophe dont l'ampleur tourmente toujours Jean-Michel Corvisier : « C'était un mardi. Il n'y avait plus rien, que des débris partout. Le lendemain, nous étions toujours dedans, après une nuit blanche. Nous avons eu énormément de mal à identifier les corps. » Le travail est souvent difficile du fait de la destruction des corps. « Lors de l'incendie du tunnel du Mont-Blanc, raconte-t-il, on a pu trouver quelques corps entiers : ceux qui étaient situés le plus loin du foyer de l'incendie. Sinon, on n'a trouvé que des os, qu'on a dû ramasser à la balayette. Les squelettes ont été reconstitués avec des anthropologues. »

Jean-Michel Corvisier décrit son activité de façon presque clinique. Difficile de savoir précisément ce qu'il ressent lorsqu'il se trouve face à ces corps. Au détour d'une phrase, sans répondre frontalement à la question, il évoque néanmoins les petits corps qu'il croise parfois sur le terrain : des enfants dont la vie s'est brisée si tôt, pour lesquels il est troublant de devoir faire son travail malgré tout. Le devoir et la passion portent notre homme. Il semble avoir deux vies, ou plutôt des dizaines : son cabinet, une passion pour le saxophone, un amour pour sa famille qui transparaît même en ne le rencontrant que quelques heures... et cette activité de légiste, si prenante. Peut-être vit-il les vies que les victimes qu'il a identifiées n'ont pas eu la chance de vivre jusqu'au bout.

*CrimExpo, la science enquête. Jusqu'au 3 janvier 2010 Cité des sciences et de l'industrie 30 avenue Corentin Cariou Paris 19ème M° Porte de la Villette Du mardi au samedi de 10h à 18h, le dimanche jusqu'à 19h. Exposition à partir de 11 ans. Réservation fortement conseillée