ÉTHIQUE
Chirurgien-dentiste, titulaire d’une maîtrise de philosophie et d’un master d’éthique médicale et biologique
La santé, la médecine bucco-dentaire, la science et la maladie.
Il est de bon ton, dans toute conférence ou toute proposition d’une nouvelle approche de se référer à la définition de la santé d’après l’OMS : cette vaporeuse chimère bio-psycho-sociale. Et s’il faut louer certains lieux où se rencontrent et travaillent médecins, éducateurs, psychologues, assistantes sociales, etc. et reconnaître également que chacun d’entre nous a une propension variable à s’intéresser à autre chose qu’à de la biomécanique, j’ai peur bien souvent que l’appel à cette définition (qui n’est d’ailleurs plus en usage) soit de la simple rhétorique. Intégrer d’autres approches est un enrichissement. Ces interfaces sont utiles et productrices de nouveaux savoirs pratiques. Mais je n’ai pas le sentiment que le terrain puisse accueillir ce type d’approche pour chaque individu ni que cela soit toujours nécessaire.
Il y a au moins deux aspects qui m’intéressent quand on parle de notre métier. Le premier est son fondement scientifique. L’Evidence based medecine (EBM, ou médecine factuelle) a connu une formidable émergence. Ça n’a pourtant jamais été de la médecine ; plutôt un programme et une ambition. Celle d’avoir une pratique qui s’appuie sur les faits les plus fiables issus de la recherche biomédicale. Mais c’est l’ambition de la médecine depuis sa naissance ! L’enjeu est ailleurs : elle est un outil, d’origine pédagogique, pour aborder la croissance folle des publications. Le programme qui est derrière est politico-économique. Il s’agit de pousser hors du champ de la pratique les éléments de charlatanisme (ce qui me semble nécessaire) et les éléments ne pouvant prouver avec les mêmes armes leur utilité1 (ce qui me semble réducteur et malsain). Alors que l’EBM, à l’origine, proposait de constituer une véritable triade entre les meilleurs faits scientifiques, l’expérience du praticien et les préférences du patient, elle est réduite, aujourd’hui, à mettre des notes sur la qualité des études2. L’EBM originelle a été incapable d’intégrer l’expérience et les préférences ! Ce qui est pourtant l’essence noble de notre pratique. La médecine3 est et ne peut être qu’un art (comme Hippocrate ou Aristote l’ont compris il y a déjà longtemps). Qu’elle s’appuie sur des données scientifiques : heureusement. Qu’elle ait statut de science : c’est constitutivement impossible4.
L’autre aspect qui retient mon attention, à travers cette référence à la santé, est la distinction entre santé et maladie. J’ai déjà, dans ces pages, eu l’occasion d’argumenter sur l’incommensurabilité radicale entre ces deux concepts. Santé et maladie n’ont rien en commun et ne peuvent donc être opposés. La santé est une puissance, une projection vitale. La maladie est un concept qui permet de décrire, d’expliquer et d’agir sur les phénomènes portant atteinte à la vie de l’individu ou de la société et reconnus comme relevant du champ médical. Le besoin de santé est par nature infini. La santé n’est pas l’affaire des professions médicales. Elle nous intéresse, nous concerne. Beaucoup. Elle est un idéal qui guide notre action. Mais elle n’est pas notre objet. Nous nous occupons de maladies. Et c’est déjà le noble travail de toute une vie.
S’il faut favoriser des interfaces pour des populations particulières, la médecine de la santé orale ne devrait pas pouvoir, en l’état, évoluer tant que ça vers une approche bio-psycho-sociale.
1. Tout ce qui n’a pas le soutien de l’industrie pour produire des études favorables et financer des congrès (la dent naturelle, les plantes par exemple).
2. Avec force conflits d’intérêts.
3. J’y inclus la médecine bucco-dentaire.
4. D’autant que la science est par nature réductionniste (sinon elle ne peut fonctionner) et travaille sur des modèles, des métaphores, des représentations. Alors que l’individu est complexe, avec des propriétés non déductibles de celles de ses parties.