Haute technicité, libre fixation des prix et libre accès aux investisseurs, pour le marché des soins dentaires, le plat pays est un vrai pays de cocagne.
Couronnes, bridges, implants et amalgames sont aujourd’hui des produits de consommation courante et, comme eux, ils sont soumis à la loi de l’offre et de la demande. Depuis le 1er janvier, les chirurgiens-dentistes néerlandais sont en effet libres de fixer le prix de leurs prestations comme bon leur semble. Cette décision du ministère de la Santé pour freiner la hausse des coûts de santé a recueilli l’adhésion de la majorité des professionnels. « L’avenir nous dira si cette mesure a contribué à enrayer l’évolution à la hausse des tarifs dentaires. Personnellement, je pense que c’est une question de marché », déclare Klaas-Jan Bakker, juriste et assesseur auprès du bureau national du NMT (Nederlandse Maatschappij tot bevordering der Tandheelkunde), la société néerlandaise pour la promotion des soins dentaires. Il précise que selon lui, « il y a actuellement un équilibre entre l’offre et la demande ».
Mais déjà, cette expérience qui devrait durer 3 ans a des répercussions. « Pour le mois de janvier, on remarque déjà des variations à la hausse. En ce qui nous concerne, nous avons augmenté nos tarifs de 4 % », constate Anaëlle Cohen-Hadria. Cette jeune chirurgien-dentiste française expatriée depuis 2 ans exerce à Rotterdam dans un gros cabinet où elle dispose d’un poste à mi-temps.
Tentative de juguler les coûts de santé ou manière de renvoyer dos à dos prestataires de soins et organismes payeurs ? La seconde analyse conviendrait mieux à la situation car depuis 6 ans, l’État néerlandais ne cesse de se désengager.
En 2006, une grande réforme de l’Assurance maladie a privatisé l’ensemble de la couverture maladie. Obligation est faite à tout citoyen néerlandais d’être affilié et de souscrire à une couverture de base auprès d’une compagnie d’assurances. À noter que le « panier de soins », que doivent fournir les assureurs, est défini par la loi. Dans le domaine des soins dentaires, cette couverture de base finance l’ensemble du catalogue de prestations uniquement pour les mineurs. Au-delà de cet âge, seuls les contrôles, les radiographies, les extractions et les prothèses complètes sont pris en charge par le régime général de base. Les autres prestations sont couvertes dans le cadre d’une assurance complémentaire, souscrite à titre volontaire.
En faisant entrer les chirurgiens-dentistes en compétition, le gouvernement néerlandais ne fait qu’accélérer le processus de dérégulation du système de soins. Avec des effets de distorsion inévitables sur ce marché. « On ne sait pas ce que donnera le nouveau système, les prix étant déjà plus élevés qu’en France avec un composite deux faces à 70 euros par exemple. Mais d’ores et déjà, on remarque que les patients font du “shopping” sur Internet. Ils recherchent les cabinets dentaires les moins chers », note Anaëlle Cohen-Hadria. Cette libéralisation œuvrera-t-elle en faveur d’une redistribution géographique alors que 50 % des chirurgiens-dentistes exercent à Amsterdam ? Ce déséquilibre contribue d’ailleurs à une désertification de certaines régions comme le nord du pays, où les cabinets sont obligés de recruter des chirurgiens-dentistes étrangers, belges, allemands ou est-européens.
Ou bien est-ce à craindre que dans un pays encore dominé par les cabinets occupés par un seul chirurgien-dentiste (61 %), cette concurrence accrue joue au profit des grosses structures ? Déjà la part des professionnels employant un chirurgien-dentiste salarié est passée de 14 à 21 % en 10 ans. « Depuis une dizaine d’années, nous remarquons une tendance à la création de gros cabinets de plusieurs chirurgiens-dentistes et même de chaînes de cabinets appartenant à des investisseurs qui ne sont pas chirurgiens-dentistes. Cependant, la majorité des chirurgiens-dentistes travaillent encore seuls ou avec un associé », confirme Klaas-Jan Bakker. Il tient à ajouter : « Il est clair qu’au-delà de l’aspect purement financier – mise en commun du matériel et de l’équipement notamment –, l’aspect convivial est important. De plus, la présence de plusieurs chirurgiens-dentistes au sein d’un même cabinet permet une plus grande différenciation dans les soins offerts par le cabinet. Ainsi, l’offre est plus large et, de fait, la qualité est meilleure. » Puck van der Wouden, jeune chirurgien-dentiste d’Amsterdam, croit que la concurrence va agir en faveur de la qualité des soins : « Les patients craignent que les traitements deviennent coûteux. D’un autre côté, il y a plus de place pour l’innovation. »
C’est un fait que les cabinets dentaires néerlandais sont bien équipés. Il n’est pas rare qu’ils emploient sur place un céramiste et un prothésiste. « Les conditions d’exercice sont idéales car souvent installés en gros cabinets regroupant en moyenne 10 chirurgiens-dentistes, chacun a sa spécialité et, surtout, ils disposent de tout le matériel nécessaire : machine à couronnes, scanner dentaire 3D… », confirme Anaëlle Cohen-Hadria. Elle note par ailleurs : « Très rigoureux, les chirurgiens-dentistes néerlandais respectent à la lettre les protocoles. La qualité des soins est très bonne. Cependant, les soins sont différents de ceux que nous prodiguons en France. Il y a beaucoup moins de prothèses, ils effectuent davantage de restaurations et font énormément de composites là où, en France, on pose des couronnes et des inlays. Sans doute parce que leurs prothésistes sont très chers. Il faut compter 250 euros pour une couronne céramique, par exemple. »
Dans ce pays à la qualité de soins très élevée, la dérégulation du marché dentaire risque cependant d’instaurer un système à deux vitesses, entre des cabinets visant une haute technicité moyennant des tarifs élevés et d’autres pratiquant des prix « discounts », dans des conditions qui le seront également. Comme il n’est pas obligatoire d’être chirurgien-dentiste pour implanter un cabinet dentaire, certains investisseurs commencent à mailler le marché – avec des visées purement commerciales*. « Ils comprennent difficilement que certains investissements, comme des fraises, sont importants pour l’exercice professionnel », raconte Anaëlle Cohen-Hadria qui a déjà pratiqué dans un tel cabinet au nord du pays.
Et ce pays libéral n’en est pas à une contradiction près. Comme le relatent certains chirurgiens-dentistes, il arrive que des patients moins argentés que d’autres préfèrent qu’on leur arrache toutes leurs dents et qu’on leur réalise une prothèse complète… parce qu’elle sera remboursée par le régime d’assurance de base.
* La NMT dispose d’un département spécialisé qui offre son aide aux acheteurs et vendeurs de cabinets.
Les Pays-Bas ont une spécialité : les hygiénistes buccaux. « Ce sont des personnes exerçant seules ou dans des cabinets dentaires, titulaires d’un bachelor en hygiène buccale et qui peuvent effectuer des prestations de prévention mais aussi de petits travaux comme les obturations, les amalgames, le détartrage, prestations qui sont à la charge des patients… », explique Klaas-Jan Bakker, juriste et assesseur auprès du bureau national du NMT, la société néerlandaise pour la promotion des soins dentaires. Ces 2 260 paramédicaux ont un statut d’indépendant, ils peuvent également pratiquer dans des hôpitaux ou dans des centres de pédiatrie où ils sont autorisés à extraire les dents des enfants avec l’avis d’un chirurgien-dentiste et moyennant une formation complémentaire en pédiatrie. À noter que la société néerlandaise pour la promotion des soins dentaires a élaboré un protocole formalisant les relations entre les chirugiens-dentistes et les hygiénistes buccaux.