ODONTOLOGIE RESTAURATRICE
AHU Paris Descartes, Service OCE
Franck DECUP
MCU-PH Paris Descartes, Service OCE
Faculté de chirurgie dentaire 1, rue Maurice Arnoux 92120 Montrouge
Les techniques de microdentisterie se développent de plus en plus à très juste titre. Mais sont-elles toutes équivalentes ? Cet article a pour but de faire le point sur la validité clinique des traitements de microdentisterie, par cavité tunnel, et de dégager des recommandations cliniques concernant leur indication et leur réalisation.
En dentisterie restauratrice, les moyens de préparation actuels et les techniques adhésives nous permettent de répondre à des objectifs conservateurs et d’imaginer la réalisation de minicavités qui préservent la dent des affaiblissements biologiques et biomécaniques [1-3].
Pour le traitement des lésions proximales débutantes (Si/Sta 2.1 ou classe II), une forme originale a été proposée à partir des années 1980 : la tunnélisation [4, 5]. Cet accès permet de conserver le contact interproximal (maintien du rapport intra-arcade physiologique) et la crête marginale (maintien d’une poutre de résistance vestibulo-linguale essentielle [6]). L’intérêt de ce traitement réside donc dans la préservation de l’intégrité de la dent avec un minimum d’altération esthétique.
Bien que ce concept de cavité soit très séduisant sur le plan théorique [7, 8], les études cliniques préliminaires montrent des taux de survie faibles et variables selon les opérateurs. Actuellement, la communauté scientifique est prudente et les indications des minicavités tunnel sont peu nombreuses [3].
De manière à réaliser une évaluation rigoureuse, nous avons réuni les études récentes et valides en appliquant les règles de la dentisterie fondée sur la preuve [9]. Cette sélection nous a permis de retenir une dizaine d’articles.
Le principe de la cavité tunnel est de proposer un accès aux lésions proximales, par la face occlusale pour des raisons pratiques tout en conservant la crête marginale pour des raisons biomécaniques.
Pratiquement, l’accès se fait au niveau de la fossette marginale et doit préserver toute la largeur de la crête, soit une épaisseur d’environ 1,5 à 2 mm décrite comme suffisante [10].
La micropréparation est ensuite réalisée en direction proximale de manière oblique, en s’efforçant d’éliminer la totalité de la dentine infectée (fig. 1 et 2).
Le contrôle du curetage dentinaire constitue une difficulté car l’accès visuel est limité. Cependant, la vision indirecte associée à des aides visuelles rend les choses possibles.
Après le curetage, une attention particulière doit être portée à l’état de l’émail sur la face interne de la paroi proximale, site d’entrée de la carie. Selon l’importance et l’activité de la lésion, deux cas de figures se présentent :
– l’émail proximal s’est effondré, la lésion est cavitaire et le tunnel sera dit « ouvert ou total » ;
– l’émail proximal est déminéralisé, déstructuré mais toujours présent. Le tunnel sera dit « fermé ou partiel » [11]. Cette zone amélaire pourra être préservée et reminéralisée.
Le résultat de cette préparation aboutit à une configuration très circonscrite (5 parois) et toujours de faible volume. De plus, la présence de la crête marginale amélaire, qui n’est plus soutenue par de la dentine, appelle l’utilisation de matériaux à capacités adhésives et à module d’élasticité adapté pour la restauration.
Accès favorable, curetage limité à la lésion, préservation tissulaire, maintien de la cohésion des tissus par l’adhésion et intégration esthétique de l’obturation, on peut constater que cette démarche globale de traitement répond parfaitement aux objectifs de soins de microdentisterie.
Cependant, la réputation de cette cavité auprès des cliniciens d’omnipratique est mauvaise. Nous avons donc souhaité analyser la littérature médicale afin de nous forger une opinion rationnelle sur cette approche attrayante.
Notre revue de la littérature nous a amenés à retenir 10 articles. Ces études sont de deux types : prospectives ou rapports de cas. Les patients sont en général jeunes, leur nombre varie de 38 [12] à 272 [13]. Les études concernent des patients aux risques carieux variés.
En général, l’indication retenue est une carie atteignant le tiers moyen de l’épaisseur dentinaire. Selon les études, l’expérience des praticiens varie de l’étudiant [14] à l’expert [15].
Pour l’évaluation de la qualité des restaurations cliniques, les évaluateurs calibrés décrivent la qualité de l’émail, l’adaptation occlusale et marginale, la présence de colorations et d’une dissolution marginale des restaurations. Une évaluation radiographique est réalisée chaque année à la recherche de caries secondaires.
Le matériau de restauration utilisé principalement est le cermet, un ciment verre ionomère (CVI) avec adjonction de particules d’argent. Dans les études plus récentes, une technique de stratification CVI/composite est proposée (tableau 1) [16-21].
Les temps de survie vont de 57 à 90 % à 3 ans. À 5 ans, on observe une chute à 35 % [19].
Les taux d’échecs annuels vont de 7 à 10 %. À titre de comparaison, pour les restaurations proximales classiques restaurées aux résines composite, on relève 2,3 % et, pour les amalgames, 3,3 % [22].
Les deux principales causes d’échec sont la fracture de la crête marginale (de 35 à 85 % des échecs) et la carie secondaire (de 18 à 72 %).
L’analyse des résultats permet de dégager des informations cliniques et opératoires importantes. Elles concernent le choix de l’indication et les précautions indispensables à respecter lors de la mise en œuvre du traitement des échecs.
Les cavités « tunnel » peuvent être réalisées sur les prémolaires et les molaires. Quatre études ont montré qu’il n’y avait pas de différence dans les taux de réussite entre ces deux types de dents. Nous pensons qu’elles s’adaptent aussi aux dents antérieures.
Elles sont contre-indiquées chez les patients ayant un risque carieux élevé : leur taux de survie y chute en effet brusquement au bout de 3 ans. Les études d’Hasselrot [15, 16] et celle de Nicolaisen [19] montrent que dans le cas de patients avec un risque carieux élevé, le risque de cavitation de l’émail proximal augmente et ainsi que celui de fracture de la crête marginale.
De plus, le stade de développement de la carie est décisif dans la survie à long terme de la cavité « tunnel ». Plus le stade de la carie est avancé, plus la quantité de tissu sain retirée lors du traitement augmente et plus la durée de vie de la restauration diminue [21]. C’est pourquoi il nous semble que l’accès par tunnélisation peut être envisagé si la lésion carieuse est limitée au tiers dentinaire externe, ou stade 1 selon la classification Si/Sta [2]. L’étude d’Holst et Brannström [14] obtient un taux de succès inégalé des cavités « tunnel » sur 3 ans car elle est limitée aux lésions débutantes, qui apparaissent donc comme la véritable indication de ce type de traitement conservateur.
Historiquement, la cavité « tunnel » a été proposée par Jinks [24], comme une mesure prophylactique consistant en la pose d’une restauration contenant du fluor en distal des secondes molaires temporaires pour prévenir la carie de la première molaire définitive. L’expérience ne fut pas concluante. En 1988, l’équipe de Croll [25] a testé la restauration des cavités « tunnel » sur les dents temporaires à l’aide de cermet ; les résultats furent mauvais et la cavité tunnel fut déconseillée. D’autres études, aux durées inférieures à 12 mois [26, 27], ont montré des taux d’échecs importants dus en majorité à la présence de caries secondaires.
Une étude clinique prospective récente, qui met en œuvre des matériaux CVI modernes [28], montre qu’au bout de 3 ans, les tunnels restaurés au CVI sur des dents temporaires présentent un taux de survie de 72 %. En ce qui concerne la présence de caries secondaires, l’équipe de Markovic propose une hypothèse anatomique : les cornes pulpaires des molaires maxillaires temporaires sont plus volumineuses au niveau mésial et le praticien, en voulant éviter l’effraction pulpaire lors du curetage, laisse facilement, en absence de contrôle visuel direct, du tissu infecté. [28]. En ce qui concerne les échecs endodontiques, ils seraient imputables à une erreur diagnostique initiale plutôt qu’au design de la restauration elle-même [28].
En conclusion, la restauration de la cavité « tunnel » avec un CVI semble adaptée pour les enfants présentant un faible risque carieux, la longévité du traitement étant comparable à celle des dents temporaires.
Le tableau 2 résumé les principales causes des échecs des cavités « tunnel » :
– la fracture de la crête marginale est la principale cause d’échec. Le risque est accentué si la crête marginale résiduelle mesure moins de 2 mm, dans tous les sens de l’espace [29-33] ;
– le matériau de restauration utilisé en majorité, le cermet [34], un CVI modifié par adjonction de particules d’argent et dont les propriétés mécaniques se dégradent rapidement, influence sûrement le faible taux de survie des premières études [13] ;
– une étude biomécanique in vitro récente [6] montre que l’utilisation de matériaux plus résistants mécaniquement augmenterait la résistance de la dent [Fuji IX® (GC) < Fuji II LC® (GC) < Beautiful Flow® (Shofu)]. L’utilisation d’un composite fluide microhybride, en plusieurs incréments pour réduire la rétraction de prise, permettrait de retrouver un comportement mécanique proche de la dent saine [35] ;
– le contrôle visuel et tactile de l’élimination de la totalité du tissu carieux est rendu plus compliqué par la visibilité limitée qu’offre l’accès occlusal. Il y a donc un risque d’échec important lié à la persistance de tissu infecté [36-39].
La cavitation de l’émail proximal se retrouve notamment dans les cas de tunnel partiel, quand le mur amélaire déminéralisé est laissé en place [40]. Le CVI présent dans la cavité ne libère pas suffisamment de fluor pour permettre une reminéralisation de l’émail [41]. Pour éviter cet échec, il est donc important d’associer à ce type de restauration une thérapeutique prophylactique de fluoration ainsi que l’utilisation de bâtonnets interdentaires, de fil dentaire ou de brossettes interdentaires [22, 42].
Globalement, les échecs potentiels de ce type de préparation très conservatrice sont supérieurs à ce que l’on doit attendre d’une technique « de routine » en omnipratique. Il nous semble donc qu’il faille rester prudent quant à leur mise en œuvre, tant dans la préparation, qui doit respecter strictement les objectifs, que dans la restauration dont les étapes doivent être parfaitement contrôlées.
Une réévaluation annuelle doit être instaurée dès la troisième année. Le contrôle doit être clinique et radiographique. Cet examen rétrocoronaire est indispensable malgré son incertitude [43].
En cas de fracture de la crête marginale, la restauration pourra, selon l’importance du délabrement, être en partie conservée. Une réintervention partielle, sans dépose de la restauration existante, pourra transformer la cavité « tunnel » en minicavité verticale [21] et être réobturée à l’aide d’un matériau composite et son adhésif.
En cas de carie secondaire, il est préférable que la restauration soit entièrement déposée en conservant le maximum de tissus dentaires et qu’une nouvelle restauration soit réalisée.
Le contrôle des facteurs de risque carieux est un point de succès essentiel de ces cavités tunnels. Dans ce cadre et à condition d’un suivi régulier, si un échec mécanique survient, la possibilité d’une « réparation » est un avantage pour cette approche a minima.
À la lumière des informations précitées, nous pouvons proposer une procédure opératoire pour les situations favorables et dans la limite où la cavité « tunnel » est réalisable (fig. 3 à 22).
Les préparations « tunnel » restaurées avec du CVI sont techniquement difficiles à réaliser et ont montré une durée de vie moindre par rapport aux autres solutions. Elles ne doivent pas être recommandées de manière systématique et il ne nous semble pas raisonnable de les utiliser en omnipratique de façon routinière.
Lorsque toutes les conditions sont favorables – faible risque carieux, lésions carieuses au stade débutant, bonne expérience du praticien et plateau technique adapté (notamment avec l’intégration des aides optiques et l’utilisation de matériaux d’obturation adhésifs) –, ces préparations peuvent être indiquées dans le respect de la procédure.
Actuellement, ces conditions en font des préparations d’indication restreinte mais de nouvelles études à long terme, avec des matériaux adhésifs récents, devront être réalisées pour confirmer ces recommandations.
• Technique praticien sensible et pronostic patient sensible.
• Indications limitées aux patients à risque carieux faible.
• Choix possible pour les lésions proximales dont la profondeur ne dépasse pas le tiers externe de la dentine (≤ Si/Sta 2.2).
• Accès occlusal avec préservation de la totalité de la largeur de la crête marginale. Si elle est accidentellement entamée par la préparation, changer de stratégie pour une minicavité verticale.
• Utiliser les aides optiques pour contrôler la qualité du curetage dentinaire.
• Conserver si possible l’intégrité de la face proximale amélaire, tant qu’il n’y a pas d’ouverture macroscopique (même si elle est localement déminéralisée).
• Choisir systématiquement une obturation adhésive – privilégier l’obturation sandwich CVIMAR (ciment verre ionomère modifié par adjonction de résine) + composite (fig. 23).
• Contrôler la bonne adaptation du matériau dans la cavité (attention au risque d’incorporation de bulles).
• Instaurer un suivi clinique et radiographique annuel.
• Choisir une réintervention partielle en cas d’échec mécanique.
Nous remercions Sandra Desjardin et Nathan Moreau pour leur aide à la rédaction de cet article.
TESTEZ VOS CONNAISSANCES SUITE À LA LECTURE DE CET ARTICLE EN RÉPONDANT AUX QUESTIONS SUIVANTES :
1 La minicavité tunnel est-elle indiquée pour traiter les lésions proximales de tous nos patients ?
a. L’indication est limitée aux patients présentant un faible risque carieux ;
b. La lésion carieuse ne doit pas dépasser le tiers externe dentinaire ;
c. Il faut pouvoir conserver au minimum 2 mm de crête marginale dans tous les sens de l’espace.
2 La minicavité tunnel présente un taux d’échec aux restaurations proximales classiques :
a. comparable ;
b. supérieur ;
c. inférieur.
3 Restaurer les minicavités tunnel au CVI permet d’assurer un reminéralisation de la face proximale restaurée.
a. vrai ;
b. faux.
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